Juri Vella ou la construction de l’utopie
Eva Toulouze
Cet article repose sur les observations que j’ai pu faire au cours d’une période de cinq mois, entre l’hiver 1999 et l’automne 2000, que j’ai passés chez Juri Vella. Au cours de cette période, j’ai partagé la vie de sa famille aussi bien dans la taïga qu’au village, je l’ai suivie dans ses voyages à l’intérieur de la région, j’ai été présente aux rencontres de Juri avec les pouvoirs politiques et économiques locaux. Ce sont mes analyses sur l’itinéraire et la personnalité de Juri Vella que j’entends livrer ici
Une vie comme les autres
Comme tout itinéraire, et par nature, celui de Juri Vella*1 est unique.
S’il est vrai que la destinée historique des peuples du Nord de la Russie et la voie trop étroite imposée par le régime soviétique aux groupes comme aux individus ont conduit à une sensible uniformisation des cheminements individuels, la vie de Juri Vella échappe aux canons qui caractérisent les intellectuels du Nord dans leur ensemble. C’est sans doute là l’intérêt principal qu’elle présente pour nous: un modèle original.
Juri Vella se plaît à souligner que ce sont les difficultés qui aguerrissent les hommes. Sa personnalité a-t-elle été forgée d’emblée par son origine – lui qui est issu d’un tout petit peuple, sans cesse menacé dans son existence même ? Contrairement à leurs parents proches vivant dans la toundra, les Nenets des forêts occupent, au cœur de la Sibérie Occidentale, au Nord du bassin de l’Ob, un territoire qu’ils partagent avec d’autres peuples, leurs voisins depuis toujours. Sans parler des Russes qui sont désormais partout, y compris dans le haut cours de rivières reculées, ils côtoient au Nord les Nenets de la Toundra, au Nord-Est les Selkoups, au Sud-Est, les Khantys de l’Est , à l’Ouest et au Nord-Ouest les Khantys du Nord – c’est avec tous ces peuples que les Nenets des Forêts vivent en interpénétration permanente, occupant ainsi partout une position de minorité minoritaire… Ils n’ont pas vraiment d’espace uniquement à eux. Dans la région où est né Juri, dès les années 1930, un système d’exogamie khanty-nenets était en place : les mariages étaient permis entre certains clans nenets et certains clans khantys, interdit entre les autres. La société des Nenets était donc totalement intégrée dans un ensemble plus large où ils n’étaient pas seuls. C’est aussi parmi eux que se sont trouvés les premiers dirigeants locaux du parti : de pauvres bougres, qui souvent comprenaient mal ce qui leur arrivait, comme Hanja Ajvaseda, ce Nenets resté dans la légende à Varjogan, qui répondait embarrassé, quand on lui demandait ce que c’était au juste que le communisme, que cela se mangeait avec du pain…
Juri est un produit du monde soviétique : s’il est né dans la taïga, ses parents se sont très vite installés au village, à Varjogan, et c’est là qu’il est allé à l’école, à l’internat. Où il n’était pas vraiment enfermé d’ailleurs, car sa grand-mère, la grand-mère Nengi de ses poèmes, habitait à côté de l’école: souvent le petit Juri s’enfuyait le soir pour aller écouter sa grand-mère raconter des contes et toutes sortes d’histoires, qu’il était obligé de répéter aux éducateurs – en guise de punition – le lendemain. Mais si sa grand-mère a dominé son enfance de sa présence énergiquement affectueuse, l’adulte qu’il est n’a pas oublié le sentiment d’envie qui le prenait quand il voyait ses petits camarades arriver à l’école sur un traîneau tiré par des rennes… C’est dans ces émotions de jadis qu’il place la graine de la nostalgie qui l’a sournoisement tenaillé pendant la plus grande partie de sa vie. Lui aussi, comme tant d’autres enfants des villages sibériens, a eu une scolarité tronquée : arrivé jusqu’au lycée, il s’est vite arrêté. Car la bousculade de la grande ville – le lycée se trouvait à Surgut, à l’époque chef-lieu de sa région – et l’antipathie du professeur de russe, qui ne pardonnait pas au jeune Nenets d’écrire des poèmes, n’ont pas tardé à avoir raison de son désir de bien faire. Juri quitte Surgut et le lycée pour entrer dans la vie sans diplôme. Comme la très grande majorité des siens.
Il fait toutes sortes de boulots : il apporte le courrier le long des rivières jusque dans les recoins les plus reculés de la région, travaille au point de collecte du poisson, anime des activités culturelles… Il se marie à 19 ans, avec une jeune fille khanty, née, elle, sur le bas cours de la même rivière, l’Agan : famille sédentarisée, agriculture-élevage, pas de rennes. Elena n’a pas fait d’études, pas même secondaires. Chez elle, le khanty est la langue de tous les jours : le jour où Juri est allé demander sa main, la mère d’Elena a fait la sourde oreille tant que la demande n’a pas été énoncée en khanty, dans un khanty encore trébuchant, au fort accent nenets… Commence alors pour le couple une vie comme tant d’autres : les filles, qui naissent les unes après les autres – sans qu’un garçon apporte au père l’assurance que son clan continuera à vivre -, les différents boulots, à un moment même la mairie du village d’Agan, lieu d’origine de sa femme, enfin la vie de chasseur, un chasseur de bêtes à fourrure rémunéré par l’Etat… Une vie de village banale, celle d’un jeune homme rangé, qui ne boit pas, qui construit sa vie en toute indépendance, sur la base de son salaire et de celui de sa femme. Vie de village, avec de longs intermèdes dans la forêt avec son chien et son scooter des neiges, les longues marches avec sa femme pour aller déposer au bon endroit les pièges à zibelines, pour aller vérifier les sennes dans les lacs ou dans les ruisseaux.
Une vie comme tant d’autres, mais justement, pas comme celles des intellectuels du Nord : la plupart du temps ces derniers ont fait de bonnes études, sont passés de leur village à la grande ville de la région, puis à Khanty-Mansiisk, puis à Leningrad ou à Moscou. Ils ont dû faire face à la solitude d’un isolement qui les tenait éloignés de leur terre, de leur taïga, de leurs proches. Ils ont connu les longues nuits d’étude avant les examens, la vie des cités universitaires, les beuveries étudiantes et les flirts avec les camarades de promotion. La plupart du temps, cela aboutit à des mariages, mais l’élu(e) vient souvent d’ailleurs et ignore tout du déchirement qui s’est installé dans les fibres les plus profondes de son conjoint. Et le fossé s’approfondit. Celui qui est passé par ces fourches caudines a beaucoup vu, beaucoup retenu – dans son village, il est forcément vu comme différent, parfois même comme traître. C’est l’une des tragédies des peuples du Nord : l’impossibilité d’être ici et ailleurs, le fossé perçu comme infranchissable entre les représentants et ceux qu’ils sont censés représenter.
La voie divergente
Pendant trente ans, Juri n’a fondamentalement pas quitté son village. Il écrivait, de temps en temps, des poèmes qui paraissaient dans la presse locale. Quand un jour un ami lui a suggéré d’aller faire des études de littérature à Moscou, l’idée lui a plu. Il a fait le choix de cette nouvelle aventure, et à plus de trente ans, coup sur coup, il a passé son diplôme de fin d’études secondaires et l’examen d’entrée à l’Institut Gorki de Moscou, pour y faire à distance des études de poésie. Admis, il a continué comme avant à chasser la zibeline, tout en s’absentant deux semaines trois ou quatre fois par an pour suivre ses cours à Moscou. Deux ans il a travaillé avec enthousiasme, dans l’espoir de rattraper son handicap culturel initial, il a dévoré la littérature russe et étrangère au programme, savourant la découverte d’un univers nouveau. Au bout de la troisième année, il a eu envie d’abandonner : se longs déplacements à Moscou ne l’enrichissaient plus assez pour justifier le trouble qu’ils apportaient dans sa vie. Il a quand même fini ses études – question de faire plaisir à ses enseignants -, mais l’essentiel n’était pas dans le bout de papier qui attestait que Juri Ajvaseda avait une formation universitaire : il avait lui aussi beaucoup vu, pris du recul par rapport à son existence, il s’était placé, et avait replacé son peuple dans une perspective d’ensemble. Il avait rencontré les valeurs intellectuelles et éthiques dont est porteuse la culture russe, celles qui ne se frayent que rarement un chemin sur les chantiers d’exploitation du pétrole dans ces terres colonisées. Mais cette rencontre avait eu lieu à un moment où sa personnalité était déjà formée, où ses valeurs individuelles étaient déjà définies. Il a beaucoup absorbé, sans que cela ne remette en cause les fondements de son identité.
Du coup Juri a cessé d’être un kolkhozien comme les autres. Il est vrai qu’il avait déjà pris ses distances, longtemps avant, un an après son retour de l’armée, en décidant de faire une croix sur toute sorte de boisson alcoolisée. Pour rien au monde vous ne lui ferez toucher à la vodka. Il refuse même d’en verser aux dames à table, fût-il le seul homme présent. Il n’y goûte même pas à l’occasion des sacrifices rituels. C’est que presque tous les hommes de son clan sont morts d’alcoolisme. Lui a choisi la vie. Peu d’hommes, dans le Nord ont eu le courage de rompre. Si elle lui grantit la maîtrise de son existence, cette pratique n’en constitue pas moins une barrière dans la communication avec ses compagnons : on peut tout faire avec lui sauf se soûler. Décidément, Juri n’est pas comme tout le monde…
Il l’a bien montré en 1990 : sentant venir l’écroulement du monde soviétique, il a démissionné de son poste de chasseur, a acheté dix rennes et est parti vivre avec eux dans la forêt, où il s’est construit, rondin par rondin, un chez soi confortable. Depuis, il partage son temps entre son campement, la maison de son village, où il est surtout en transit, et les endroits où il est invité : les capitales régionales, Khanty-Mansiisk, Nizhnevartovsk, Surgut, mais aussi Moscou, San Francisco, Helsinki, Budapest ou Tartu…
Une identité voulue
Juri Vella, suivant les contextes, se présente comme poète, comme éleveur de rennes et comme leader de son peuple. Que recouvrent ces identités simultanées?
Le poète
Poète, il l’est sans conteste : les quelques recueils à son actif en témoignent. Mais sa création poétique fonctionne comme un perpétuel recommencement: il dit lui même qu’il n’écrit en fait qu’un seul livre, toujours le même. Il écrit peu, très peu même : deux ou trois poèmes par an ces dernières années. Et ses recueils reprennent toujours ses poèmes antérieurs en y ajoutant quelques textes nouveaux. Ces poèmes sont toujours revus, quelque peu modifiés, présentés dans un ordre différent, groupés autrement. Dans son dernier recueil, il les a disposés en triptyques, reprenant un concept qu’il avait déjà utilisé pour deux séries de trois textes – triptyque printanier (en poésie), triptyque d’automne (en prose). C’est tout son oeuvre qui finit par s’articuler autour de ce chiffre parfait, qui jette un pont entre son folklore et nos traditions savantes. Du coup, ses textes prennent à chaque recueil un sens un peu différent et suivant l’éclairage, c’est l’optimisme ou le désespoir, l’amour ou la nostalgie qui prennent le dessus.
Il n’a été admis à l’Union des écrivains qu’en décembre 1999: après avoir en vain demandé par trois fois l’adhésion au parti, il avait décidé de ne plus demander à être membre de quelque organisation que ce soit. Mais les besoins alimentaires et la promesse d’une pension à tous ceux officiellement reconnus comme écrivains l’ont amené à faire un compromis, et il a fini par rédiger sa lettre de demande. Paradoxalement, c’est sans doute au moment où Juri Vella est le moins poète qu’il en obtient le statut officiel. Pendant des années, il a consacré ses moments de liberté, ceux qu’il avait pour lui, à la littérature. Pendant des années, à côté de sa chasse et de sa vie de famille, il a été avant tout poète. Il s’est identifié comme tel. Comme tel il a exprimé aussi bien des émotions amoureuses que la douleur existentielle pour le sort de son peuple. Aujourd’hui, il porte cette identité et l’assume, mais sans lui accorder l’importance de naguère. Il est prêt à renoncer à la publication de son dernier recueil, financé par l’administration régionale, si elle devait lui coûter des compromis politiques trop sérieux…
Juri Vella, poète nenets, écrit en russe. Il s’en explique : les Nenets des Forêts ont perdu la belle langue imagée de leur oralité et ils ne maîtrisent plus que la langue triviale du quotidien, laquelle est inapte à porter la parole poétique. Il écrit donc en russe. Pourtant il ne s’est pas totalement désintéressé de sa langue maternelle, cette langue parlée par si peu et qui est en train de doucement s’éteindre avec la mort des anciens. En 1990, il a même repris l’expérience faite par son oncle Leonid, de faire un journal en nenets des forêts, appelé “Notre vie” en nenets Til’ivsama – oh, rien de bien ambitieux, un recto-verso avec des dessins, des photos, des poèmes, des devinettes, des articles. Question de mettre par écrit une langue qui ne l’avait jamais été. En moins d’un an, 8 numéros ont vu le jour. Juri y assurait tout, il était à lui tout seul une rédaction tout entière et se présentait de temps à temps à l’administration de Nizhnevartovsk avec un original tout prêt pour le tirage. Il a décidé d’arrêter l’expérience le jour où il s’est rendu compte qu’il pouvait compter ses lecteurs sur les doigts d’une main – lui-même et une jeune femme, Alla, qui après des études d’infirmière tentait de mettre par écrit le folklore nenets recueilli par son mari…
Petit à petit cependant, il s’y remet. Sans doute est-ce un effet de ses contacts internationaux de ces dernières années. Il s’est rendu compte qu’il y a des gens dans le monde qui accordent une valeur de patrimoine à sa langue en voie de disparition. Et il a repris confiance, courage. Avec son nouvel ordinateur, il rêve de relancer Til’ivsama ; déjà, dans son dernier recueil, il a inséré trois poèmes en nenets ; il lui est dernièrement arrivé de les lire en public. L’ouvrage qu’il a en gestation actuellement fait de la langue une arme à retardement: en établissant un dictionnaire commenté des toponymes du bassin de l’Agan, avec toutes leurs formes russes, nenets et khantys, il entend laisser à sa postérité une arme qui permettra éventuellement à ses petits enfants de prouver leurs droits sur les terres de leurs ancêtres.
Peut-être le poète est-il uniquement en train de muer ?
L’éleveur de rennes
De la littérature à la vie. Juri n’avait jamais vécu dans la taïga, il en sentait la nostalgie et il a décidé un beau jour de passer à l’acte. Si à trente ans il est devenu poète, à quarante il a choisi de devenir éleveur de rennes et de quitter le village et la maison dans laquelle il avait longtemps vécu pour aller s’installer dans la forêt, donnant en cela l’exemple à ses voisins. En effet le mouvement de retour à la forêt est clairement amorcé dans cette région de Sibérie Occidentale – issue honorable pour des gens qui, après l’écroulement des kolkhozes et de la plupart des entreprises locales, ne trouvent plus de travail au village et y vivent une vie oisive d’assistés. Ce n’est pas un mouvement massif, mais il est suffisamment marquant pour ne laisser personne indifférent.
Juri a donc pris sa décision seul, avant tout le monde. Sa femme l’a suivi, d’abord à contre-cœur, elle qui n’avait jamais connu de rennes. Il a acheté dix rennes. Il croyait tout savoir. Il a dû faire l’apprentissage de la dure vie de l’éleveur, il a dû apprendre à maîtriser ses bêtes (la première année, il était en sang tous les jours), à sentir leurs besoins, à deviner où elles partaient, à connaître et à planifier ses pâturages – tout en tenant compte des routes, des puits de pétrole et des chantiers dont la taïga est parsemée. Sa femme a dû apprendre à traiter les peaux de rennes, à en faire des kisy – ces longues chausses souples qui couvrent la jambe jusqu’à la cuisse et qui vous permettent d’être bien au chaud tout en marchant dans la neige -, ou encore des manteaux de femme, dits d’un mot khanty sak, et des malitsa, des anoraks d’homme. Encore aujourd’hui, au bout de dix ans, elle ne sait pas tout faire : elle a invité cet hiver une voisine à passer un moment chez elle, pour voir comment elle travaille les peaux de cygne, question de faire pareil par la suite… A quarante ans passés, c’est une nouvelle vie qui commence.
Nouvelle vie pour soi, un rêve qui se réalise, mais aussi et surtout, une nouvelle vie tournée vers l’avenir. Juri estime aujourd’hui qu’il a tout raté avec ses filles. Nées d’un mariage mixte, elles n’ont à leur actif aucune des langues de leurs parents. Elles ont été en classe à l’internat, où elles ont reçu une instruction élémentaire qui ne les a menées nulle part. Si elles maîtrisent certaines techniques d’ornement traditionnel, comme celle des travaux en perles multicolores, ou encore l’art de se faire des robes et des jupes traditionnelles, la peau du renne ne leur a pas livré ses secrets. La seule de ses quatre filles qui peut-être réussira quelque chose, c’est la dernière, celle qui a grandi dans la forêt et qui commence en 2000 des études universitaires. Tout ceci a fait réfléchir Juri : telle qu’elle est, l’école n’ouvre aux jeunes aucune perspective, elle détruit sans construire, elle les laisse au milieu du gué. Alors, pour donner à ses petits-enfants ce que ses enfants n’ont pas eu, il va tenter l’impossible. Et le rêve continue : Juri a réussi à obtenir l’ouverture dans son campement d’une école alternative. J’écris ces lignes installée au campement d’été où deux institutrices partagent la maison commune : elles vont dans quelques jours prendre la responsabilité de six élèves sur cinq niveaux dans une petite maison en bois à laquelle Juri vient d’installer le poêle qu’il a soudé ce matin au cinquième atelier mécanique de la compagnie pétrolière Lukoil…
L’expérience se poursuit depuis quelques années : il a eu deux institutrices qui sont restées une année chacune – une ethnographe moscovite et une doctorante de Tobolsk, qui se spécialise en matière de pédagogie pour les enfants des peuples du Nord. Puis une pause d’un an, faute de candidats, année au cours de laquelle les enfants ont fait l’expérience de l’internat. Puis encore une année presque perdue, où l’école a pourtant fonctionné, mais avec une étudiante inexpérimentée. Aujourd’hui c’est à nouveau l’espoir, avec deux institutrices de métier, qui semblent décidées à faire la démonstration que l’expérience est viable. L’enjeu, c’est de donner aux enfants dans leur propre environnement une formation de base solide, avec un suivi individuel qui leur permette de ne pas perdre pied, tout en acquérant les connaissances indispensables à la vie quotidienne d’un éleveur de rennes. Ils n’auront pas tout perdu.
Le visionnaire veut faire la démonstration que la vie dans la forêt est possible au XXe siècle sans perte fondamentale de confort. Certes, il n’y a pas de toilettes chauffées (mais il n’y en a pas davantage au village!) et il faut faire face soi-même aux besoins de la vie quotidienne : aller chercher l’eau au lac, aller chercher des troncs séchés dans la forêt, qui seront débités en bûches de bonne taille pour les poêles. Cela fait du travail – mais c’est du travail pour soi, un travail qui a un sens. En revanche aujourd’hui l’électricité n’est plus un rêve : les génératrices se répandent, les soirées d’hiver sont éclairées et animées sinon par la télévision au moins par des vidéos et des dessins animés pour les enfants, il est possible d’écouter du Mozart ou du Bach (les préférés de Juri) et de faire son pain dans un four électrique… Au campement de Juri Vella, il y a même aujourd’hui deux ordinateurs…
Les rennes, s’ils n’occupent pas quantitativement beaucoup d’heures, sont en revanche au cœur de toutes les préoccupations des maîtres de maison et déterminent l’organisation de leur temps : ils leur permettent, ou ne leur permettent pas, de s’éloigner de leur campement. Fin août 2000 Juri Vella était très attendu à la Conférence des écrivains finno-ougriens, tenue à Saransk, où il devait présenter une communication sur son école dans la taïga. Le jour de l’ouverture, un télégramme annonçait aux participants ses regrets : « impossibilité participer conférence problèmes rennes »… Le fait est que quelques rennes du troupeau voisin, troupeau plus important que celui de Juri et moins domestiqué, avaient rejoint son troupeau à lui : l’instinct grégaire étant particulièrement développé chez les rennes, le risque était considérable que le troupeau de Juri, en masse, aille s’adjoindre à celui des voisins et soit ainsi définitivement perdu pour son propriétaire. Voilà un échantillon du quotidien d’un éleveur de rennes…
Comme Juri l’explique, un éleveur de rennes est toujours mentalement proche de son troupeau. Il doit le connaître suffisamment pour deviner dans quelle direction il est parti, pour sentir ses mouvements internes et ses articulations. D’ailleurs chaque renne est un individu à part entière : il a un nom, un propriétaire attitré, et bénéficie d’une attention ciblée. Les noms peuvent être russes, khantys ou nenets. Souvent ils font référence à un événement précis dans lequel le renne a été concerné (Jubilejny a été offert à Elena à l’occasion de son cinquantième anniversaire), à une ressemblance – dans presque tous les troupeaux il y a un Gorbatchev ayant une tache sur le front, et une voisine de Juri, Tante Ljuda, a donné son nom à un renne qui, soit physiquement soit par le caractère, est censé lui ressembler… Outre les membres de la famille, d’autres personnes proches ou moins proches ont des rennes dans le troupeau, à commencer par le président de la Russie, auquel un renne a été attribué lors d’une cérémonie en 1997, question d’avoir un recours en haut lieu en cas de coups durs. L’hiver, les rennes quittent le corral en soirée et passent la nuit sur un pâturage de leur choix (choix orienté quand même par l’éleveur, qui laisse ouverte une des diverses sorties possibles du corral, dans la direction qui l’intéresse). Ils reviennent soit tout seuls, soit sur instigation des éleveurs, dans la matinée du lendemain. La distraction principale des la famille à table l’hiver est de commenter les comportements des différents rennes, dans des conversations qui rappellent fort les potins d’un village…
Juri s’est inventé un statut: inspiré par son expérience antérieure de fondation du skanzen*2 de Varjogan, il appelle son campement “éco-musée”, et ne se prive pas de me rappeler que c’est une notion inventée par les Français. Il veut faire de sa vie un endroit ouvert, qui montre aux uns et aux autres comment on vit dans la taïga: il est prêt à recevoir par petits groupes de deux-trois personnes toutes sortes de visiteurs de la région et d’ailleurs, pour qu’ils aient une expérience de partage de leur existence. Il espère par là-même contribuer à faire comprendre ce que les peuples du Nord désirent, qui ils sont, il veut mointrer que ceux qu’on appelle encore dans ces contrées des “sauvages” ont leurs valeurs, qui ne sont pas sans pouvoir dialoguer avec les valeurs européennes… Il souhaite ainsi développer, au compte-gouttes, le respect et l’intérêt. Et aussi, certes, la solidarité dans leur combat contre l’exploitation pétrolière sauvage. Cette vie qu’il a choisie, Juri a décidé donc de l’exposer au grand jour…
C’est que Juri Vella, même quand il ne compose pas de vers, est intellectuel jusqu’à la moëlle par la conscience permanente qu’il a de lui-même. Sa vie est avant tout un effort de volonté: il a choisi, sans doute pour la première fois quand il a fait le choix de renoncer à l’alcool, de prendre sa destinée en main et de la penser pour la réaliser. Il ne vit pas sa vie telle qu’elle se présente, il la prend en main, la façonne à son gré – et par là-même il se tient en marge, à l’extérieur de sa propre vie, qu’il ne cesse de regarder tout en la vivant. Il ne cesse d’être en représentation, de jouer son propre personnage à ses propres yeux, sans jamais relâcher cette attention permanente qu’il porte à sa personne, à la position qu’il occupe dans les divers cadres où il opère. Tout en étant éleveur de rennes, il joue les éleveurs de rennes. Tout en étant poète, il joue les poètes. Tout en étant chef traditionnel, il joue les chefs traditionnels. C’est en cela que d’appeler sa vie “musée” correspond à une réalité structurelle et profonde, par laquelle il se distingue de tous les siens.
Le lutteur
Juri aimerait bien se consacrer à sa petite vie dans la forêt, jouer ce rôle à plein temps. Mais il n’est pas tout seul : l’exploitation pétrolière est non seulement à ses portes, mais déjà sur ses terres. Pour pouvoir réaliser son projet, garantir à ses rennes et donc à sa famille le minimum vital, il rencontre en permanence des obstacles à franchir. Le fait est que ces marais et ces forêts recouvrent un richissime sous-sol, et que les entreprises pétrolières, fortes de leur position de mères nourricières de la Russie (en devises), sont particulièrement avides : elles veulent la terre, pour l’exploiter à leur aise, sans avoir à se soucier ni de la nature ni des hommes qui en vivent. Comment accepter que des sauvages vous empêchent d’extraire l’or noir qui fait la richesse du pays… Or les rennes demandent des pâturages. Ils se nourrissent de lichens, une mousse fragile, dont le cycle de reproduction embrasse environ trente ans. Les bois de Sibérie Occidentale en sont riches, mais un troupeau de rennes demande un espace considérable de pâturages pour assurer sur le long terme la permanence de ce précieux aliment. Or des milliers d’hectares de pâturages ont déjà été dévastés par l’exploitation pétrolière, par les routes, par les quelques rares voies de chemin de fer. Sans parler de la pollution provoquée par une extraction sans scrupules, du moins jusqu’à cette dernière décennie, où un minimum de conscience écologique a commencé à pénétrer jusque dans la politique des compagnies pétrolières. Mais les dégâts sont déjà massifs : le gibier s’est enfui, des rivières jadis poissonneuses sont aujourd’hui désertées et le poisson qui reste est habité de parasites. Aujourd’hui encore, malgré des améliorations, des risques d’accident subsistent : entre le territoire de Juri Vella et le 5ème atelier de transport routier de Lukoil un bout de pipe-line traverse le marais en étant fixé d’un seul côté : il était inévitable qu’il casse et cela est arrivé l’an dernier…
En 1992, l’assemblée de l’okrug a adopté une loi permettant aux autorités régionales d’attribuer aux autochtones, sur la base du partage des terres traditionnelles, des territoires dont ceux-ci puissent disposer afin de se livrer à leurs activités de chasse, de pêche et d’élevage de rennes, mais dont la propriété ne cesse pas pour autant d’être étatique ; l’Etat peut en confier l’exploitation du sous-sol à qui il veut, mais celle-ci ne peut avoir lieu qu’avec l’agrément de l’utilisateur. L’industrie du pétrole doit donc, depuis une dizaine d’années, négocier avec les éleveurs de rennes. Les compagnies font appel à tous les moyens possibles pour obtenir – parfois même extorquer – les signatures qui mettent leur activité en conformité avec la loi. En échange de l’autorisation d’exploiter le pétrole, elles s’engagent à verser des compensations en argent ou en nature : scooters des neiges, générateurs électriques, approvisionnement en essence, voire transport entre le village et les campements ou encore téléphone portatif. Assistance nécessaire, et pourtant créatrice de nouvelles dépendances. L’argent demandé par les familles qui en réalité ne vivent pas pas sur leur territoire passe la plupart du temps en boisson : d’après plusieurs témoignages, dont celui de la vendeuse de l’un des deux magasins de Varjogan, seuls quelques individus, et encore ont-ils dépassé la cinquantaine, échappent à l’alcoolisme. Tous les jeunes de Varjogan boivent, toutes les jeunes femmes sont intoxiquées. Les compensations en nature sont plus constructives – mais elles créent une dépendance très directe notamment en matière de carburant : les scooters des neiges ou génératrices fonctionnent à l’essence, essence fournie gratuitement bien sûr par les compagnies… Qui peuvent un beau jour décider de fermer le robinet, comme cela est arrivé pour Juri Vella, qui défend les intérêts des siens avec un peu trop de talent…
Ce n’est pas tout : l’administration régionale s’en mêle et brouille les cartes. La région de Juri et des siens appartenait traditionnellement au raïon de Surgut. Mais quand, dans les débuts de l’exploitation pétrolière (en 1964), il est apparu que les revenus du pétrole allaient créer un décalage trop grand entre cette région, destinée à devenir richissime, et ses voisins, une nouvelle répartition du territoire a attribué des terres pétrolières au raïon de Nizhnevartovsk. C’est ce qui s’est passé pour le village de Varjogan, dont les habitants sont désormais rattachés à Nizhnevartovsk. Oui, mais leurs terres, qui à l’époque n’étaient juridiquement attribuées à personne, ont été discrètement rendues en 1982 au district de Surgut, afin de faciliter le travail d’une entreprise, Kogalymneftegaz, aujourd’hui LUKoil*3 – qui souhaitait n’avoir affaire qu’à un seul partenaire administratif. Les populations autochtones n’ont bien sûr pas été informées de cette mesure (en quoi les concernait-elle, à l’époque?), et n’ont découvert qu’en 1994, quand ils ont demandé au raïon de Nizhnevartovsk l’attribution officielle de “leurs” terres, que celles-ci relevaient désormais d’une autre autorité. Le raïon de Surgut, pour sa part, ignorait la présence traditionnelle d’autochtones sur ces territoires: il a reçu des terres prétendûment inhabitées, qu’elle a allègrement confiées aux compagnies qui en ont fait la demande… Une soixantaine de personnes sont ainsi entre deux feux : en tant que citoyens, elles relèvent de Nizhnevartovsk, mais leurs terres sont rattachées à Surgut, qui doit prendre acte de leur existence, mais ne s’empresse guère de confirmer leur droit à des terres dont il a déjà disposé*4… Et les compagnies en profitent.
Juri doit donc se battre pour exister, et son combat concerne aussi l’ensemble de ceux qui occupent ce bout de territoire : les deux familles associées de feu Auli Jusi et Oleg Ajvaseda, dont les veuves et les quatre fils ont repris et fusionné les troupeaux, celle du vieux Ojsi Jusi, qui, veuf depuis l’an dernier, n’a pas mis les pieds au village depuis 1953, de son gendre Semjon Ajvaseda et du père de celui-ci, Vahaljuma, lui aussi un vieux Nenets rattaché à Varjogan, celle du fils d’Ojsi, Gena Jusi, qui n’a pas de rennes, mais vit de la pêche, et encore celle de Nina Jusi et de Boris Ajvaseda, qui vivent à la limite du district de Nizhnevartovsk et ont repris l’élevage des rennes une fois à la retraite. Ajvaseda, Jusi : les deux clans nenets de la région. Nous sommes en effet sur le haut cours des affluents de l’Ob, habités traditionnellement par les Nenets des forêts. Des gens. Des familles essayant aujourd’hui de vivre ensemble dans la forêt, de fuir la malédiction de l’alcoolisme. Des troupeaux de rennes, petits pour certains – Semjon n’a plus qu’une dizaine de rennes, un ours lui en a tués un bon nombre et d’autres se sont perdus -, considérables pour les quatre jeunes voisins de Juri, qui ont près de deux cents bêtes, ou pour Ojsi, qui en a trois cents à lui tout seul.
Juri parle en leur nom et il parle fort. Il sait parler. Il peut argumenter avec les représentants voir les dirigeants des compagnies pétrolières, il peut utiliser les mêmes armes qu’eux, les soûler de paroles – ce que personne d’autre, parmi les Nenets de la région, ne peut faire. Gena Jusi est le plus sûr de ses partenaires : il dit non. Mais il ne faut pas plus lui en demander. Alors que Juri avait la promesse de LUKoil que l’exploitation de l’un des gisements de “son” territoire n’aurait pas lieu avant 2005 – le temps que les pâturages à cet endroit précis soient épuisés – elle a lancé les travaux il y a deux ans sans son autorisation. En représailles contre ses protestations, LUKoil a cessé de tenir ses engagements envers tous les autochtones de la région. Juri sait se faire entendre : il a fait appel à toutes les formes possibles de lutte, la négociation, mais aussi des formes spectaculaires – la manifestation, l’appel à la presse, l’appel à la justice, voire – quoique marginalement – l’action en dehors des cadres de la loi.
La manifestation : en octobre 1990, les éleveurs de rennes de Varjogan en ont eu assez. Ils ont bloqué avec une tente la route conduisant au gisement de Varjogan-Ouest – route largement empruntée par toutes sortes de véhicules liés à l’industrie pétrolière et ont expliqué aux travailleurs du pétrole que les rennes sont des animaux domestiques et que les chasser par hélicoptère n’est pas moins criminel que d’abattre les vaches du voisin. La population évoque cette action jusqu’à aujourd’hui… En 1996, Juri et sa femme ont pris leur tente et sont allés l’installer à côté de la statue de Lénine, en face du siège de l’administration régionale à Khanty-Mansiisk. Ce jour-là, il a fait cavalier seul. Mais son initiative a permis l’ouverture de négociations qui ont conduit à la signature d’accords économiques avec LUKoil. Ces accords ont certes été dénoncés : mais par cette signature, la compagnie a reconnu ces familles comme partenaires.
Juri a compris le poids des media dans le monde d’aujourd’hui : c’est pourquoi il donne toujours la préférence au spectaculaire. Il sait aussi que les compagnies pétrolières sont puissantes et n’aiment pas les gêneurs. En 1998, le maire de Neftejugansk a été assassiné. Il est peu vraisemblable que toute la lumière soit jamais faite sur ce fait divers. Mais comment oublier que peu de temps avant son assassinat, il avait essayé de contraindre la compagnie Jukos, opérant sur son territoire, à payer les impôts locaux qu’elle continue à ignorer ? A tort ou à raison, Juri craint pour sa vie – or il a des raisons de vivre. Il a compris que sa seule véritable protection est la publicité : tant qu’il sera plus gênant mort et martyr que vivant et opérant, il sera à l’abri. Et plus il est connu en Russie et à l’étranger, plus il se sent protégé. La télévision suédoise était présente à la manifestation de 1990. Les media ont aussi rendu compte du cadeau non sans arrière-pensées qu’il a fait au président Eltsyne en 1997 : le président – non pas Boris Eltsyne comme individu, mais le président de la Russie, donc aujourd’hui Poutine – a un renne dans le troupeau de Juri Vella. Si un jour Juri est contraint de renoncer à son troupeau, il sera le premier sacrifié…
Je poursuis la rédaction de cet article, seule dans sa maison de Varjogan, alors qu’il s’est rendu à Nizhnevartovsk pour aller chercher le téléphone portatif qu’il a fini par obtenir de l’administration. Aujourd’hui, la police de Kogalym le recherche. Il y a quelques jours, un hélicoptère de la police est venu se poser à côté de la maison pour l’emporter. La raison de cette tension est exemplaire. Les campements de Juri sont rattachés à Varjogan par une seule et unique route. Pas une route asphaltée bien sûr. Il s’agit d’une route « d’hiver », tracée dans la taïga, une large route de sable l’été et de neige l’hiver que parcourent les gigantesques véhicules de travail de terrain. Comme LUKoil a dénoncé les accords de coopération avec les autochtones et refuse de leur assurer le transport en hélicoptère, les habitants de la taïga ont dû se procurer des jeeps avec lesquelles ils circulent entre leurs terres et leur village (où ils touchent retraites, allocations, compensations, où ils se procurent le sucre, le sel et la farine, où leurs enfants vont à l’école). Depuis trois ans, tous les étés, l’un des ponts de cette route est détruit sous une forme ou sous une autre. Les coupables n’ont jamais été pris en flagrant délit. Juri a toujours soupçonné LUKoil de vouloir le couper de son village et l’obliger à faire un immense détour (600 km au lieu de 140) en passant par ses postes de contrôle. Toujours, le pont a été reconstruit par les autorités administratives ou par les géologues travaillant sur place.
Le 14 septembre 2000, alors que nous nous rendions au village avec deux voitures pour la rentrée des enfants (il y avait Juri et sa femme, leur fille aînée avec son mari, leur cinq petits-enfants, deux institutrices, un linguiste estonien et moi), nous avons trouvé auprès d’un pont un excavateur en train de creuser de profonds fossés pour en empêcher l’usage, sous le contrôle d’un hélicoptère qui survolait l’endroit. Le travail avait été accompli d’un côté du pont. Il était en cours de l’autre. Les auteurs ? Des travailleurs de LUKoil, qui n’avaient aucune disposition écrite. Ils agissaient, d’après leurs déclarations, sur instruction orale du responsable du service de sécurité de la compagnie. Juri leur a demandé d’arrêter les travaux et d’appeler la police. A leur refus il a répondu en allant chercher dans la voiture une hache, à l’aide de laquelle il a endommagé les pneus de l’excavateur qui s’est ainsi trouvé immobilisé. Acte hors la loi ? Certainement. Mais qui a permis de créer l’incident et de poser enfin le problème publiquement.
Nous avons mis trois heures à combler le fossé pour pouvoir gagner le village. Et Juri a aussitôt riposté en envoyant un télégramme urgent à Poutine, avec copie au gouverneur de la région et à la presse. LUKoil n’a pas manqué de contre-attaquer à coups d’informations télévisées présentant Juri comme un dangereux voyou, et a fait intervenir la justice. Lui fait tout pour qu’il y ait un procès. Car il a décidé de porter le contentieux devant des instances censées être neutres.
Oui, mais cela n’est pas si facile. Depuis deux ans, à l’aide d’une association de juristes, il tente d’obtenir un procès qui permette de poser les problèmes ouvertement. Depuis deux ans, les vices de forme, les vacances des magistrats et autres prétextes les obligent à déposer tous les quatre mois des plaintes qui n’aboutissent pas. Personne ne veut que la justice s’en mêle. Juri insiste. Il espère que cette occasion sera la bonne. Mais il craint que LUKoil ne retire sa plainte, se contentant de le terroriser, lui et sa famille, avec des incursions comme celle d’il y a quelques jours. En tout cas, il ne reste pas inactif. Il prépare une lettre à l’ONU, a organisé en cas de besoin la solidarité des Khantys et des Nenets de Varjogan, et a déjà obtenu des concessions de la part de l’administration : la plus importante est l’assurance que la confirmation de ses droits et de ceux des siens sur leur terre est à l’ordre du jour. Et aujourd’hui, il aura un téléphone portatif, qui lui permettra même dans la forêt, le contact permanent avec le monde.
Cet exemple de conflit est éclairant : Juri Vella ne recule devant aucun moyen public pour défendre ses droits et ceux des siens. Mais à quel prix ? Ces luttes demandent une énergie à toute épreuve. Elles lui imposent une tension de tous les instants, sans parler des moments de dépression, où la peur l’emporte sur la raison. Il sait que tout peut être utilisé contre lui : le FSB n’a-t-il pas pris en main une enquête sur nous, les étrangers présents, afin de voir si nous étions dûment enregistrés auprès de la police locale ? Et ses gendres alcooliques ne sont pas le cadet de ses soucis, puisqu’il suffit d’une personne soûle lors d’une confrontation pour que tous les participants en soient collectivement dénigrés et mis dans le même panier…
J’ai essayé par ces notes de donner un aperçu d’une personnalité hors du commun, qui se débat dans une toile d’araignée dont on voit mal l’issue. Est-ce David contre Goliath, ou Don Quichotte contre les moulins à vent ? En tout cas il n’a pas le choix : il doit aller de l’avant. Il en va de la vie de ses petits-enfants. Et Juri Vella a choisi la vie. Ce message traverse sa poésie – il transparaît même dans ses poèmes les plus désespérés. Ce message est inscrit dans tout ce qu’il fait. Construire pour lui et pour les siens un présent et un avenir de dignité. C’est en cela qu’il perçoit sa mission d’intellectuel, c’est au service de cette cause qu’il investit son savoir et ses aptitudes, sa réflexion et son énergie. Est-il seul ? Oui – et non. A leur manière, d’autres hommes et femmes, éleveurs de rennes et intellectuels, vont eux aussi dans le même sens. Mais le terrain est dangereux, et peu sont suffisamment de lucides pour distinguer les pièges qui parsèment le chemin, encore moins ont suffisamment d’énergie pour ne pas se lasser et renoncer. D’autant que le modèle que Juri propose n’est pas confortable : n’est-il pas plus simple de toucher de l’argent et de rester tranquille à la maison devant la télé ? Beaucoup sont déchirés entre l’attrait de la dignité qu’il propose et le confort du far-niente du village. Sans compter que sa position auprès des siens n’est pas sans ambiguïté: la différence est toujours rédhibitoire. Il se dit “leader” des Nenets des Forêts de Varjogan… Si dans la détresse son village est prêt à le protéger, il n’est pas sans irriter ses compagnons: le caractère entier de ses choix, le caractère résolu et parfois apparemment utopiste de son combat, sa personnalité souvent écrasante sont faits pour susciter la jalousie. Les hommes nenets de son âge, à Varjogan, aimeraient eux aussi apparaître comme des leaders, Aleksandr Teklovič Ajvaseda, qui a été secrétaire du parti, Vladimir Taljovič Ajvaseda, qui a été maire de Varjogan, et qui sont fatalement rejetés dans l’ombre quand ils apparaissent à ses côtés … Et lui, dans le déploiement d’énergie que demande l’organisation de sa vie, dans la concentration quotidienne que requiert son combat, il oublie souvent d’être à l’écoute, refuse de parler avec ses compagnons en état d’ivresse et n’en peut plus de supporter leurs hésitations, leur faiblesse devant les tentations… Autant de tentations de rejeter ses proches et de s’isoler. Autant d’obstacles sur sa voie, une voie vers l’utopie.
Car Juri est avant tout un utopiste. Mais il pense que son utopie vaut la peine d’être tentée.
Bio-Bibliographie de Youri Vella
Né en 1948 près de Variogane sous le nom de Youri Aïvaseda : tous les Vella et les Tëtt (Tjott) de la région avaient, en effet, été enregistrés sous le nom d’Aïvaseda. Il perd son père, Kyli, éleveur de rennes, à l’âge de 5 ans et fait ses études primaires à l’internat du village. Il poursuit ses études secondaires à Sourgout, mais abandonne avant la fin. Il se marie à 19 ans avec Elena Taïlakova, une Khantye du village d’Agane, dont il a quatre filles. Il a eu de nombreux métiers : facteur apportant le courrier le long des fleuves, réceptionniste de poisson, responsable de la maison de la culture locale. En même temps, il écrit des poèmes en russe et les publie dans la presse locale. Il dirige aussi quelques années le soviet rural du village d’Agane. Dans les années 80, il est chasseur dans une entreprise d’Etat. En même temps, il finit par correspondance ses études secondaires et est admis à l’Institut littéraire Gorki de Moscou ; il y passe le diplôme de la section poésie en 1989 avec un recueil de poèmes qui sera son premier ouvrage, publié l’année suivante sous le titre Nouvelles de mon campement (Vesti iz stojbisca). En 1990, il achète dix rennes et part vivre dans la forêt, dans la région occupée traditionnellement par le clan des Vella, sur le cours supérieur du Variogane, au bord de la rivière Tiouïtiakha. C’est également à ce moment-là que commence sa carrière publique* d’écrivain. Insatisfait des modifications apportées par l’éditeur à ses poèmes, Youri Vella les republie en 1991, sous le même titre, désormais à compte d’auteur. Ce sont ces mêmes poèmes, présentés d’une autre façon et auxquels viennent s’ajouter de nouveaux textes, qui forment son troisième recueil, Cris blancs (Belye kriki), paru en 1996 et réédité en 2000. Son quatrième recueil, Triptyques (Triptikhi), reprend les mêmes œuvres dans une nouvelle disposition, accompagnées d’une version française. Il est paru à Khanty-Mansiïk en 2001.
*1 De son nom officiel, Juri est Ajvaseda et non pas Vella. Ce pseudonyme reflète son appartenance clanique réelle: les Vella sont un clan puissant, présent sur tout le territoire occupé par les Nenets, aussi bien de la toundra que des forêts. La branche dont Juri est issu par son père a quitté dans les années 1920-30 une région un peu plus au Nord, celle du village de Khalesovoj, pour rejoindre les rivières plus poissonneuses des hauts cours du Vatjogan, de l’Amputa et de leurs affluents, qui étaient occupées alors par le clan des Ajvaseda. Lors d’un recensement, les nouveaux-venus ont été enregistrés sous le nom d’Ajvaseda, qu’ils portent jusqu’à aujourd’hui. Les raisons de cette confusion sont peu claires et donnent lieu à différentes hypothèses: les Ajvaseda ont-ils voulu cacher aux autorités soviétiques que ces personnes travaillaient pour eux sans rémunération en les présentant comme membres de leur propre famille? Ont-ils voulu protéger ainsi les nouveaux-venus, qui arrivaient à un moment où les migrants pouvaient être soupçonnés d’avoir participé aux insurrections anti-soviétiques qui explosaient un peu partout? Y a-t-il tout simplement eu une erreur due à la négligence des fonctionnaires faisant le recensement?
*2 A la fin des années 1980, il a pris l’initiative de faire transporter au coeur du village même des maisonnettes qui venaient d’être abandonnées par leurs propriétaires, lesquels s’étaient installés au villega. Il a ainsi créé un musée dont la première fonction était de rendre à chacun une partie de lui-même, une portion de sa vie. Les gens pouvaient se rendre “chez eux”, ils pouvaient y laisser leurs outils, leurs objets, leurs vêtements; les visiteurs de passage pouvaient y coucher, y retrouver un peu de la vie traditionnelle. Cela a marché pendant quelques années, avant que le musée ne se range, et ne devienne, comme les autres musées, un centre d’exposition à l’intention d’autrui.
*3 Les initiales LUK représentent respectivement les localités de Langepas, Uraj et Kogalym, qui sont les points principaux d’exploitation de la compagnie, laquelle a intégré, avec sa création en 1991, les entreprises d’Etat qui y travaillaient déjà.
*4 Juri Vella vient pour la première fois, en octobre 2000, d’obtenir de la part de la direction du raïon la promesse explicite que cette question sera réglée rapidement…
*5 Je n’inclus pas ici les articles conjoncturels de journaux russes et soviétiques. On en trouvera une liste exhaustive dans l’ovrage de V. Ogryzko, p.176.
*6 Cet article est une version française actualisée du texte estonien précédent.