Les écrivains frontière

Les écrivains frontière

Dominique Samson Normand de Chambourg
Vacarme, été 2006

Tekliou Aïvaseda, le vieux renniculteur nénètse du village de Variogane n’a pas rédigé sa lettre au président Gorbatchev. Faute de posséder l’art de lire et d’écrire. Mais il a dicté chaque mot pour exprimer sa colère face aux lois de la taïga bafouées par les profanations des hommes du Gaz et du Pétrole.

 

Depuis la conquête de la Sibérie au XVIe siècle, les interactions avec le monde russe liées à la longue colonisation sous l’empire, puis à la violente soviétisation des esprits et enfin à l’exploitation intensive des ressources naturelles sibériennes (depuis le début des années 1960), ont influencé tant le mode de vie que la Weltanschauung des peuples du Nord, soit quarante-cinq peuples dont dix-sept comptent moins de 1 500 individus, selon la liste officielle reconnue par la Fédération de Russie en 2000. Face à la « démocratisation » de la société russe et aux attaques régulières de l’économie de marché visant les lois fédérales de 1999, 2000 et 2001 qui garantissent les droits des peuples autochtones au sein de la Fédération, nombre d’acteurs autochtones tentent d’intervenir sur un plan collectif — qu’il soit international (Conférence circumpolaire, Conseil de l’Arctique, ONU) ou national (Association des peuples minoritaires du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient) — comme individuel. À ce dernier égard, les écrivains contemporains, héritiers des années 1930 qui ont vu en même temps leurs communautés scolarisées de force et leur caste créée par le jeune pouvoir soviétique, jouent un rôle majeur.

L’exemple du Nord-Ouest est singulièrement révélateur. Premiers peuples sibériens sur la route des Russes vers l’Est, les Nénètses de la toundra (41 302 en 2002), les Khantys (28 678), les Mansis (11 432) et les Nénètses de la forêt (1 500) ont pris depuis longtemps une part active dans le choc des deux mondes, s’ingéniant à développer des stratégies d’adaptation face aux mots d’ordre d’un pouvoir exogène (cf. la christianisation du XVIIIe au début du XXe siècle, puis la campagne athéiste soviétique des années 1930). Aujourd’hui 80% des Nénètses vivent encore dans des campements nomades ou des villages de la toundra et les chasseurs-pêcheurs semi-nomades des taïgas khantyes, mansies et nénètses rouvrent des villages fermés par l’ancien pouvoir.

Érémeï Aïpine, l’un des derniers hommes de son clan, écrit l’histoire. Évidemment son dernier roman, La Mère de Dieu dans des neiges de sang (2002), à propos de la guerre des Khantys du Kazym contre le pouvoir soviétique à l’hiver 1933-1934, puis la souscription qu’il a lancée pour élever des statues aux princes ostyaks tombés lors de la conquête. Mais également les lois qu’il a fait voter en tant que président de l’Assemblée des représentants des peuples minoritaires du Nord de la Douma du district autonome des Khantys-Mansis. Pour que les communautés cessent de reculer devant les villes à construire, les tours de sondage et de forage pétrolier, les routes et les voies ferrées destinées à acheminer le matériel industriel, la coupe des bois de pins, le pétrole qui endeuille les rivières, les camions à chenilles qui arrachent le lichen dont se nourrissent les rennes, l’alcool qui achète une signature ou tue un clan. Pour que cessent de le hanter les dix-neuf villages khantys disparus le long de la rivière Agan, pour que vivent les campements ethniques où l’intelligentsia, depuis 1994, initie la jeunesse à la culture matérielle et spirituelle des Khantys, des Mansis. Pour que les morts ne fassent plus de mauvais rêves dans la taïga, tels Nikolaj Andreevic, Pëtr Nikolaevic et Efim Andreevic Ajpin chassés de leur tombe par l’industrie, près de Novoagansk. Et tant pis si la politique, comme le pétrole, salit un peu les mains.

Youri Vella, Nénètse de la forêt, écrit le présent. Ce n’est pas seulement qu’il déclare écrire un seul et même livre, au fil des saisons et de ses états d’âme, lorsqu’il a le temps. Il montre simplement qu’il est possible de vivre dans la taïga en ce début de XXIe siècle ; d’ailleurs, il filme inlassablement le quotidien des siens. Après l’organisation de manifestations en 1990 contre la chasse aux rennes domestiques pratiquée depuis un hélicoptère par les ouvriers du pétrole, il occupe désormais l’espace public, assignant en justice les compagnies pétrolières, consacrant un renne de son troupeau à chaque président russe de façon à lier leurs sorts, dressant sa tente de renniculteur devant l’administration, lorsqu’il l’estime nécessaire. Pour chasser les menaces de mort aussi.

Anna Nerkagui, Nénètse de la toundra, écrit le futur. Parce que « être écrivain trop longtemps nuit gravement à l’homme », qu’elle préfère « sa condition humaine à celle de femmes de lettres ». Elle a choisi d’élever des enfants, parce qu’un livre ne vous porte pas en terre. La petite fille qui voulait être géologue pour révolutionner la vie des siens selon les directives de la propagande a ouvert depuis 1998 une école où les élèves, proches ou orphelins, reçoivent en plus de l’enseignement général le savoir traditionnel : outre les cours communs de langue, d’histoire de la région, de découverte du milieu naturel (légendes et pharmacopée), de rituels et d’orthodoxie, de folklore, les filles apprennent le travail des peaux, l’art d’entretenir le feu, les garçons, l’art de fabriquer des traîneaux et des pièges, de s’orienter dans la toundra. L’expérience est en partie financée par le comptoir Espérance ouvert par Anna pour maintenir la vie dans la toundra et éviter aux Nénètses de perdre leur âme dans la ville tentatrice. La femme qui a organisé les premiers piquets à Iamal contre une voie de chemin de fer en 1989 veut rendre aux enfants l’héritage volé des leurs, rendre à la vie de la toundra ceux que les allocations et l’alcool en avaient éloignés le temps d’une utopie. Et de l’exploitation de nombreux gisements de gaz.

Écrivains-frontières d’une génération née à la fin des années 1940 et au début des années 1950, chacun écrit, dans une marge étroite, entre le pouvoir et entre les siens, pour transmettre non pas des souvenirs, mais le souffle de vie âpre du Nord.