Erémeï Aïpine et Youri Vella : les écrivains de Variogane

Erémeï Aïpine et Youri Vella : les écrivains de Variogane

Eva Toulouze

Boréales N° 78-81 2000, pp 185-194.

Ils sont tous deux originaires de Sibérie Occidentale, d’un village nommé Varjogan à  proximité de la rivière Agan, un affluent de l’Ob. Ils sont nés tous les deux en 1938 et viennent, tous les deux, de fêter leur cinquantière anniversaire. Tous deux ont donné naissance à  des filles. Tous deux, ils écrivent et luttent pour les droits de leurs peuples. Tous deux sont considérés par leurs peuples comme des porte-paroles, des guides spirituels. Et néanmoins, tant les sépare : l’un est khanty, l’autre est nenets. L’un est prosateur, l’autre poète. L’un est célèbre, l’autre l’est moins. L’un vit entre Moscou et la grande agglomération de la région, Nizhnevartovsk, l’autre dans son campement au fond de la taïga. L’un intervient à l’ONU, l’autre agit à l’échelle locale. L’un est avant tout écrivain, l’autre éleveur de rennes. L’un aime le silence, l’autre est un grand bavard…

 

Eremej Ajpin et Juri Vella : les écrivains de Varjogan

 

Varjogan – pendant des siècles, un bourg comme tant d’autres dans cette région marécageuse de la taïga, aux alentours du cours central de l’Ob, vers les sources des affluents de la berge Nord…  Une taïga faite de conifères éparses, aérée, odoriférante, aux innombrables lacs et marécages. Peuplée d’élans, d’ours, mais aussi de coq de bruyère et de canards sauvages. Sillonnée par de petits troupeaux de rennes… Aujourd’hui, si Varjogan est célèbre, ce n’est pas avant tout par ses écrivains, mais par le pétrole qui a été découvert dans son sous-sol, et qui est aujourd’hui exploité par Varjogannefteprom… et nous ne sommes pas loin du site mirifique de Samotlor, qui alimente en pétrole non seulement la Russie mais aussi l’Europe occidentale. La taïga a été trouée, percée dans tous les sens : dans le sens vertical, pour extraire le pétrole, et dans  le sens hozontal, pour construire les routes indispensables à son transport. Les routes ont été construites de telle sorte, que la forêt qui les longe des deux côtés est morte… Le gibier s’enfuit, les rennes se heurtent aux puits de forage.

A Varjogan et dans sa région coexistent bien des groupes de gens : outre ceux qui, venus de partout et de n’importe où, sont venus pour le pétrole et ignorent tout le reste, il y a des Russes installés depuis longtemps et surtout, des Khantys et des Nenets. Les Khantys font partie des groupes les plus orientaux, ceux qui sont restés le plus à l’écart de la vie urbaine, ce sont aussi de ceux que l’on connaît le moins, dont la langue a été le moins étudiée. Certains d’entre eux se consacrent encore à la chasse et à la pêche, certains d’entre eux, ceux qui vivent dans les campements, non pas au village,  ont des rennes. L’organisation clanique est encore vivace : les noms de famille reflètent l’appartenance au clan – les Ajpin par exemple, sont du clan du castor, animal manifestement totémique… Les Nenets de Varjogan appartiennent à un groupe particulier appelé Nenets des forêts : ils parlent un dialecte distinct, l’intercompréhension avec les Nenets de la toundra est difficile, parfois même impossible, les formes d’élevage du renne sont adaptées à la vie dans la taïga et sont du coup fort différentes de celles de la toundra. Ils ne sont pas dans la région depuis longtemps : ils se sont installés dans cette région il y a trois ou quatre générations, la mémoire n’est pas encore éteinte d’une époque où ils n’étaient pas là. Eux aussi, comme les autres Nenets s’identifient pas le clan, les Ajvaseda, les Jusi… Les Vella ont subi un sort étrange : ne possédant pas de rennes eux-mêmes, ils travaillaient au début de ce siècle chez les plus riches éleveurs Ajvaseda. A l’arrivée du pouvoir soviétique ceux-ci, voulant cacher le fait qu’ils vivaient du travail d’autrui, ont enregistré l’ensemble des Vella comme Ajvaseda. C’est ainsi que Juri est à la ville Ajvaseda : ce n’est que comme nom de plume qu’il a repris l’appellation traditionnelle de son clan. Khanty et Nenets vivent ensemble. Aujourd’hui, en paix. Certains gardent le souvenirs d’affrontements au dernier sang dans le passé. Mais aujourd’hui, les mariages unissent les deux communautés : il n’y a qu’à prendre l’exemple des deux soeurs d’Eremej Ajpin, mariées l’une comme l’autre à un Ajvaseda. Le fils de Darja Ajpina et de’Aleksandr Ajvaseda se dit nenets. Deux des filles de Yuri Vella, qui est marié à une Khanty, sont nenets. Les deux autres khanty. Chacun fait son choix, suivant la langue qu’il maîtrise le mieux, suivant les affinités qu’il ou elle sent en son for intérieur. Coexistence, mélange et pourtant, les identités se maintiennent, les langues se maintiennent : peut-être les Nenets parlent-ils un peu plus khanty que les khanty ne parlent nenets, mais les communautés sont en tout cas loin de fusionner ou de se russifier.

Danijl Ajpin, Le père d’Eremej a tenu jusqu’à la fin de sa vie à vivre dans son campement au bord de l’Agan, dans la taïga, avec ses rennes. Ce n’était ni un conteur ni un chanteur, mais c’était sans compromis un homme de la forêt. Resté veuf en 1956, il a élevé ses trois enfants cadets à l’aide de Lisa, la soeur aînée. Deux deus soeurs d’Eremej vivent à Varjogan. Juri Vella se souvient encore du jour où leur dernier renne a été abattu. Certains de ses camarades arrivaient à l’école dans un traîneau tiré par des rennes, et lui, que sa grand-mère accompagnait à pied par els rues du village, les enviait… Adolescent, il voulait être aviateur, cosmonaute, comme tout le monde. Mais en relisant les notes de son journal, Juri Vella est obligé aujourd’hui de constater que tous les jours, les rennes étaient, d’une manière ou d’une autre, présents dans ses pensées. Eremej, l’enfant de la taïga, vit aujourd’hui dans des capitales ; Juri, élevé au village, a choisi la vie dans la forêt.

Eremej Ajpin comme Juri Vella sont parmi les derniers de son clan. Ecoutons Ajpin : «  La terre de nos ancêtres n’existe plus, comme n’existe plus notre clan, qui occupait tout le cours moyen de l’Agan, un affluent de la rive droite de l’Ob, entre les villes pétrolières de Sourgout et de Nijnevartovsk. Notre clan Mahi, le clan du castor, n’est plus. Il est mort de désespoir, il est mort de se sentir condamné. L’alcool a prématurément tué presque tous mes cousins, qui n’ont pas dépassé l’âge de 35-40 ans. » (Aïpin 1994:34).  Cette même idée, il l’avait exprimée avec un tout autre dramatisme quelques années auparavant : « Je vous parle depuis le Monde d’En Bas. Je suis une ombre, un mirage, une vision. Je suis – et je ne suis pas. Vous m’entendez – et vous ne m’entendez pas. Pourquoi ? parce que je viens d’avoir qaranta ans et que comme tant de membres de mon clan de mon âge je suis déjà parti une fois – maid peut-être bien deux ou trois fois, dans le monde d’en bas, je suis mort. Pourquoi ? ! Pourquoi mes proches sont-ils partis prématurément dans l’autre monde ? Peut-être parce que’ils ont été privés de leur espace vital, qu’il n’est pas resté de place pour eux sur la terre. Pour vivre. Pour respirer. Pour les joies et les tristesses… ». Vella n’exprime pas directement cette idée dans sa poésie, mais il en parle. Oui, lui aussi l’alcool a tué presque tous ses cousins. Ecoutons-le. « Mon père avait quatre frères. Ils ont tous eu au moins un fils. Seuls deux d’entre nous sont toujours en vie. Moi – et un cousin – qui est en prison. Il a un fils, un petit garçon. La survie de notre clan repose sur lui… ». Je m’étonnais de ce qu’il ne boive pas une goutte d’alcool, depuis presque trente ans. Ostensiblement. Il refuse même de servir de l’alcool aux femmes, quand il est le seul homme à table.  « Je ne veux faire de mal à personne ». C’est pour m’expliquer son choix qu’il m’a raconté cette histoire. Juri Vella n’a pas perdu espoir : il a quatre filles, mais il va encore essayer d’avoir un fils…

Est-ce cette blessure qu’ils portent en eux qui les a poussés à écrire ? Ne nous empressons pas de l’affirmer : les voies de la création répondent à de tout autres ressorts. Mais c’est certainement cette blessure qui les a amenés à intervenir activement dans la vie de leurs peuples. Mais ce de manière radicalement différente.

Ajpin a commencé tôt  à écrire, se faisant, dès la fin des années 1980, un petit nom du moins au niveau régional. C’est ce qui lui a permis d’être élu, en 1989, député de sa région au dernier Soviet Suprême. Il est allé s’installer à Moscou, débutant ainsi une carrière politique qui aura duré (au jour d’aujourd’hui) un peu moins de dix ans : il a été réélu à la première Douma et a été ainsi député jusqu’en 1995. Au cours de ces  années, il s’est affirmé sans cesse comme porte-parole des petits peuples du Nord, organisant le travail de ses homologues, députés autochtones élus dans d’autres régions, afin d’être force de proposition au niveau de la loi. Dans ce combat, il a choisi son camp et est devenu un proche de Boris Eltsyne, qu’il continue à soutenir indéfectiblement. Pendant ces années où il a été proche du pouvoir, il s’est dépensé sans relâche pour obtenir les garanties législatives indispensables à la survie des peuples autochtones de Sibérie. Il s’est surtout consacré au problème des droits à la terre. Cela l’a amené à multiplier les responsabilités : à intervenir dans toutes sortes de forums arctiques internationaux, à participer à Rio de Janeiro à la rencontre sur le Nouvel Ordre International, à intervenir à l’ONU. En 1993, à la suite de l’écrivain nivkh Vladimir Sangi et dans des conditions dramatiques,  il a été élu à la tête de l’Association des peuples du Nord. Il a été amené à jouer un rôle indispensable, mais ingrat. A vivre dans un milieu de loups sans en être un. A mener sans cesse des combats qui ne réussissent jamais à cent pour cent. A être le porte-parole, celui qu’on voit, celui qui représente. Alors qu’Eremej aime le silence. Il a été amené à assumer un rôle inconfortable pour l’homme, gratifiant pour la vanité, indispensable pour le combat. « Nous avions quelqu’un  à qui nous adreser », me disait-on en pays khanty. Proche du pouvoir, mais loin de ses rennes… La blessure ne fait que s’approfondir.

Yuri a fait d’autres choix. Son premier recueil ne date que de 1991. Il est resté chez lui. Qui plus est, il s’est fait un chez lui. Il était « chasseur d’Etat ». Quand il a compris, en 1990, que l’inflation allait dévorer toutes ses économies, il a donné sa démission, il a vidé son compte à la caisse d’épargne et a acheté dix rennes. Il en a aujourd’hui 40 (sans compter les petits de cette année, qui ne seront comptés dans le troupeau que s’ils ont survécu à la première neige) et au cours de ces huit ans il en a mangé 30… Juri est content de son choix. Il est allé vivre dans son campement, qu’il a progressivement construit et équipé. Au début, il vivait dans un tchoum, cette tente en peaux de renne l’hiver et en grosse toile l’été qui sert d’habitat aux nomades dans leurs déplacements. Il a construit une maison en bois, et petit à petit son campement s’est développé. Aujourd’hui, il y a une étuve et même une école, où une institutrice, toute l’année, fait la classe à ses quatre petits-enfants. Juri est fier de son école : « c’est une petite école alternative… » dit-il, montrant ainsi le chemin qui permettrait aux enfants de ne pas être arrachés à leurs familles pour acquérir une instruction. D’autant qu’il a obtenu pour son école un financement d’Etat… Aujourd’hui, il a dans son campement un générateur électrique, ce qui lui permet d’avoir un four électrique, la télévision, d’écouter du Mozart en disque compact et de faire une collection d’enregistrements vidéo sur sa région… Par son exemple personnel, il tient à faire la démonstration qu’il est possible de vivre dans la taïga une vie en même temps traditionnelle et du XXe siècle. Mais cela n’est pas facile. Et Juri doit combattre tout le temps. IL n’hasite pas à le faire. Quand, en 1991, les hommes du pétrole se sont mis chasser pour le plaisir les rennes  de l’hélicoptère, c’est lui qui a organisé le blocus de la route de Varjogan. Une manif, une vraie, ans les règles de l’art. Avec la télévision et la presse internationale que place. Car Juri Vella a compris le poids des médias. Il n’hésite donc jamais à utiliser le spectaculaire, à aller monter son tchoum devant le bâtiment du Soviet de Khanty-Mansijsk, quand il veut protester contre quelque chose. Il démultiplie son arsenal : lettres à différentes instances, manifestations, plaintes en justice. En ce moment, il fait un procès contre une entreprise pétrolière qui a pénétré sur « son» territoire. Il a peu de chances de gagner son procès mais « il faut tenter ». « Ses » terres sont situées entre deux gisements. Parviendra-t-il à garder un minimum d’espace vital ? En tout cas il assure ses arrières : il a dans son troupeau un renne qu’il a offert au président Eltsyne. Le jour où ses rennes ne pourront plus vivre, où il sera chassé de ses terres – si jour arrive – la télévision pourra filmer comment Yuri vella abattra le renne du président « qui n’est même pas capable d’assurer à son renne la possibilité de vivre »… Ses amis ont peur pour sa vie : les industriels sont sans scrupules… Mais lui reste serein.

Lutte donc, d’une part comme de l’autre, sous des formes et à des niveaux différents, mais l’une comme l’autre indispensables, complémentaires. Celle de Yuri est plus gratifiante pour l’esprit : il est plus facile d’obtenir des victoires partielles, de construire son bonheur pierre par pierre… On se salit moins dans la taïga, même polluée, que dans les couloirs de la Douma… Mais si tout en haut, personne ne fait entendre la voix des éleveurs de rennes, les pétroliers auront les mains libres pour étouffer Yuri et les siens…

C’est dans ces conditions que l’un et l’autre écrivent. Avec des destinées diverses, avec des répercussions diverses. L’un, quoi qu’il fasse, a déjà  laissé son nom comme le plus grand écrivain auquel le peuple khanty ait donné naissance. Les cinquante ans d’Eremej Ajpin ont été fêtés non seulement dans l’okrug (qui a offert à  ses amis une tournée d’une petite semaine dans son pays natal), mais aussi à l’Union des Ecrivains à Moscou. Yuri Vella n’est même pas membre de l’Union des Ecrivains… Et pour ses cinquante ans, une fête a bien eu lieu à Varjogan, mais sans lui, car lui était dans son campement avec les siens. Il écrit peu, selon les caprices de l’inspiration: il y a des années où rien ne sort. Parfois, il passe des heures sur une phrase ». Et quand elle vient,  l’inspiration est vraiment capricieuse – voyez plutôt : « Me voilà dans une grande salle, tous les chefs alignés à la tribune, Gorbatchev fait un discours… Et moi, qu’est-ce que je gribouille dans mon coin ? Un poème d’amour…  Je suis en tête à tête avec la femme que j’aime et ce qui sort sur le papier c’est « le pétrole, le pétrole toujours » ». Eremej parle peu de son écriture. Ce qu’il en dit, quand on l’interroge, c’est à peu près ceci : « Je vis, j’emmagasine des impressions, des sensations, des sentiments. Quand ça devient trop lourd, il faut que ça sorte ». Il écrit dans le silence, il écrit en professionnel. Ecrire, c’est d’ailleurs son métier. Eremej est ponctuel, précis à en être tâtillon. Sans compromis. Il ciselle son style. De ce point de vue-là, ils sont frères. Pour l’un, à force d’être méditée, l’expression est laconique et naturelle. Pour l’autre, à force d’être travaillée, elle est riche et sonne juste.

L’œuvre de Juri Vella comporte trois recueils, les deux premiers portant le même titre. Le deuxième a d’ailleurs été publié à compte d’auteur. Eh oui, dans la Russie, dans l’Union Soviétique encore de 1991 – à  compte d’auteur. Financée par les honoraires du premier recueil ? Car le relecteur du premier recueil – institution sacrosainte, bien plus puissante que la volonté d’un auteur – avait changé et coupé. Tous les poèmes de chaque recueil ne sont pas neufs : on a l’impression que chacun est la somme de l’œuvre de Yuri Vella à un moment donné, ce qu’il en retient, ce qui compte pour lui, ce qu’il veut transmettre. Nous suivons par ses choix les vibrations de sa perception du monde et de soi. Il y a de tout dans ces recueils : de courts textes en prose et des poèmes, de deux ou de trente vers. Yuri Vella écrit en russe : « Nous, les Nenets des Forêts, nous chantions beaucoup de messages – contes, lamentations, chansons – sur une mélodie populaire ou sous forme de poèmes en dialogue (par exemple une conversation avec nos espritrs, nos dieux). Nous utilisons la langue parlée dans la vie quotidienne, elle est pauvre, elle n’a ni couleur, ni goût, ni odeur, elle ne fait ni chaud ni froid. Il est impossible de raconter dans cette langue parlée un conte, de chante runen chanson. Une banale discussion sur le bois, sur la nourriture ou sur l’argent profane la langue de notre art. Vivant à la limite de deux okrugs,les enfants des Nenets des forêts vivent dans les internats avec des enfants khantys, alors que leurs instiuteurs et leurs enseignants sont de langue russe. C’est pourquoi ma génération et surtout ceux qui font maintenant leurs études, utilisent depuis l’enfance deux, plus souvent trois langues – le nenets, le khanty et le russe. Telles sont les conditions de notre vie. Mais nous avons perdu la langue métaphrorique de nos contes et de nos chansons. Si Dieu merci nous parlons encore notre langue, nous n’en maîtrisons hélas que la forme quotidienne la plus pauvre ». C’est sans doute pour cette raison profonds que Yuri Vella écrit en russe. Non pas qu’il n’ait pas essayé d’écrire en nenets. Il a même essayé, dans les années 1992-93, de lancer un petit journal en nenets. Il a arrêté quand il a compris qu’ils n’étaient que deux à le lire. Maintenant, il voudrait rassembler les numéros parus pour en faire un petit recueil, le premier témoignage écrit du nenets des forêts.

Eremej écrit dans les deux langues. Son deuxième livre est un récit paru en édition bilingue : il a écrit en khanty, et il s’est traduit en russe. « A l’ombre du vieux cèdre » relate l’éducation d’un enfant khanty par son grand-père, chamane, chasseur d’ours. C’est donc un thème profondément ancré dans les réalités de la langue comme outil d’expression de la vie traditionnelle. C’est aussi le premier texte en khanty oriental, dialecte si éloigné du khanty écrit du Nord que l’intercompréhension est à peine possible. Mais qui écrit dans une langue parlée par quelques milliers de personnes est d’emblée confronté à un dilemme : créer dans sa langue, la développer, lui donner une palette toujours plus étendue, et pratiquement ne pas être lu, toucher quelques centaines de personnes au mieux, certes leur faire du bien, à elles, mais rester coupé du grand public, ou bien faire passer un message compréhensible par des dizaines, des centaines de milliers de personnes ? Tous les grands ont été confrontés à ce dilemme, et l’envie de parler et d’être entenue a été la plus forte. Ainsi Juvan Šestalov, après quelques oeuvres écrites en mansi, est-il passé au russe. Ainsi Eremej Ajpin dont la formation rigoureuse de prosateur s’est faite en russe, dans le séminaire de Bednyj à l’Institut littéraire de Moscou, a-t-il écrit l’essentiel de son œuvre en russe. Mais il n’a pas dit son dernier mot. L’année dernière, il a publié un tout petit fascicule de contes pour les enfants en khanty. Et il m’a confié son désir non seulement d’écrire en khanty, mais de le faire en alphabet latin. La transcription cyrillique de son dialecte laisse en effet tellement à désirer, que même le déchiffrage est malaisé. L’alphabet latin permettrait de rapprocher un maximum la forme écrite de la forme dite, et – estime Eremej – comme de toute manière l’alphabet latin entre de plus en plus dans les moeurs, il cesse d’être un obstacle. La linguiste Agrafena Pesikova-Sopočina, elle aussi locutrice de khanty oriental et auteur des manuels dans cette langue pour les écoles, partage cette opinion. Elle a d’ailleurs commenté en poésie des photos de son pays natal en écrivant ces poèmes en alphabet latin. Mais les manuels paraissent toujours dans la langue telle qu’elle est officiellement codifiée, en cyrillique… Elle est donc plus sceptique qu’Eremej sur les possibilités réelles d’une telle réforme. Lui se soucie peu de la politique officielle : aujourd’hui, avec les ordinateurs, on peut faire ce qu’on veut. Personne ne peut l’empêcher de publier et puis – on verra bien. En tout cas, pour l’instant, toutes ses oeuvres de poids, Eremej les a écrites en russe.

Si la plume est pour Juri Vella un outil de combat, c’est parce que sa parole vient de lui et que le combat joue dans sa vie un rôle important. Le combat : un grand mot, pour désigner toute l’énergie à investir pour survivre, pour assurer un avenir aux siens. C’est de vie et de mort qu’il est question. Dans ses textes aussi. De vie : d’amour. Un amour sensuel. Un amour-perspective : pour Juri Vella, l’amour est –  qu’il se l’avoue ou non, étroitement lié à l’enfant. L’amour, c’est la vie qui se prolonge qui s’enchaîne de génération en génération (Chanson du vieil éleveur de rennes Auli). C’est aussi l’amour-pensée, l’amour-tourment que rien ne rassasie, l’amour-départ et hélas l’amour-souvenir (Echo). L’amour qui n’est plus. Un amour douloureux contre lequel le poète appelle la raison à la rescousse. L’amour d’ailleurs est surtout présent dans le deuxième recueil du poète. Ces poèmes se trouvent éparpillés dans le dernier, traités tantôt comme un hymne à la vie, tantôt comme un fragment d’éternité.  Car cet amour qui est vie se lie, dramatiquement, quotidiennement, à la mort aussi. Trivialement : quelle douleur que celle qui émane de ce poème sans titre évoquant l’avortement qui le prive du fils qu’il n’a toujours pas… Une douleur enfouie, cachée, une rage retenue. Mais la mort prend bien des formes et la première, la plus présente, celle qui touche Yuri Vella comme elle touche les siens et ses proches et nous tous, c’est la destruction quotidienne de la terre et des hommes autour de lui. Une destruction sans espoir : « Prie / Peut-être seras-tu écouté. (..) Mais les dieux sont nu-pieds, pillés, … ». Cette douleur, qui est héréditaire : dans son premier recueil Yuri Vella avait une petite série de poèmes intitulée « Douleurs de la forêt ». Dans le dernier, il a complété son cycle et a rassemblé sous le même intitulé générique également des poèmes précédemment isolés. Au nombre de sept, chiffre sacré pour les nenets, chiffre portant bonheur et succès… Est-ce dans cette association que nous pouvons percevoir la maîtresse force du poète Yuri Vella ? Dans le cycle le plus angoissant, où défilent devant nos yeux toutes sortes de blessures douloureuses infligées à la nature et aux hommes (« Chante, Lanej, chante, tant que c’est possible »: chante Yuri Vella à son compatriote conteur  perpetuellement ivre mort), le poète inscrit en filigrane le chiffre de la vie. Car si sa voix souffre d’impuissance, si la douleur est irrésistible, celui qui parle ne perd jamais la maîtrise de son discours. C’est une voix forte et tranquille qui dénonce, une voix y compris capable de réfléchir sur ceux qui inflient les blessures : « Comment voulez-vous que je l’appelle ? », se demande-t-il en parlant d’un brave ouvrier du pétrole, qui, la conscience tranquille, fait ce que son chef lui dit de faire non sans dire en face à son interlocuteur Yuri Vella qu’il est un sauvage de la forêt… Une voix vivante. Car la vie c’est la souffrance, et tant qu’il y a souffrance, tant qu’il y a douleur, il y a vie. Cela, il le crie dans son épilogue : « Je veux vivre ! Et comment ! ». L’homme Yuri Vella et le poète ne font qu’un : le je est la clé.

Pas de je dans l’écriture d’Ajpin. Il n’intervient que dans des textes conçus pour les médias, dont le but est de frapper vite et fort. Dans sa prose littéraire, Ajpin est discret et ne se dénude pas. Il exprime sa réalité, son univers par les voies de la fiction, une fiction imprégnée de douleur personnellement vécue au quotidien, mais fiction toujours. Dans son écriture, Eremej Ajpin n’est pas amoureux : mais ici aussi, douleur est un mot clé. C’est même la clé de voûte sur laquelle s’article toute son oeuvre, pétrie de sensibilité lyrique. Cette douleur cependant n’est pas de même nature que cette de Juri Vella. Toutes les réalités que l’un comme l’autre combattent et dénoncent se transmettent ici à travers une douleur poignante, une douleur primordiale, qui elle, est très individuellement, celle de l’écrivain, bien que jamais elle ne s’exprime en tant que telle – la douleur de la rupture. Eremej Ajpin est en permanence en rupture avec une partie de lui-même. Les choix qu’il a fait l’ont amené à renoncer à l’univers de son enfance, de son peuple, uin univers qui reste le sien, pays d’harmonie perdu où sans doute ne il retournera plus, mais qui n’en est que plus cher, profondément et douloureusement cher. Cette douleur soutend son oeuvre et l’imprègne d’une tonalité tragique qui n’est pas forcément de désespérance totale, car le cri est vigoureux. Eremej n’a pas perdu ses racines,  elles sont solides et vitales. Mais elles ne peuvent s’épanouir librement, et ce qui en sort, c’est une oeuvre d’art qui est aussi message et témoignage. Les deux premiers textes d’Eremej Ajpin étaient des témoignages certes travaillés, mais où le vécu de l’auteur était perceptible : le premier récit, celui qui l’a fait connaître, Dans l’attente de la première neige, relate l’expérience d’un jeune Khanty qui va travailler sur un puits de forage – c’est le choc de deux mondes, pour la première fois porté sur la scène littéraire sans enjolivures. Il s’est ensuite tourné vers la tradition, avec A l’ombre du vieux cèdre. Sans douter a-t-il écrit entre-temps, sans cesse, sans pour autant publier. Mais son troisième ouvrage est celui qui l’a propulsé sur le devant de la scène.Non sans mal : de nombreux éditeurs ont refusé le manuscrit ou ont fait traîner en longueur les décisions finales. Sans doute Les Khantys, ou l’étoile de l’aube était un texte pouvant faire douter des rédacteurs frileux : voulou comme une épopée du peuple khanty, ce roman suit l’itinéraire d’un personnage synthèse, qui dans le contact avec les nouveaux-venus, finit par perdre tout ce qui lui est cher. Livre sans compromis : le cri de douleur d’Ajpin pernd des dimensions cosmiques, ce qui s’affronte dans son oeuvre, ce sont des principes, incarnés par des noms en majuscules. Ce procédé graphique réduit les phénomènes à leur essence, à leur symbolicité : n’est-ce pas une manière neuve, contemporaine, elle aussi symbolique, d’exprimer cet animisme indéracinable de l’homme du Nord, pour qui tout est esprit, et donc tout est réductible à sa part spirituelle ? Plus tard, alors qu’Ajpine était encore dans les spères du pouvoir, un nouveau livre est sorti, contenant, outre une nouvelle mouture de L’étoile de l’aube, une quinzaine de nouvelles et de récits jusqu’alors inédits, certains très courts, d’autres comportant plusieurs dizaines de pages. Ce sont des pages diverses et touchantes, certaines plus lyriques, dans lesquelles la nature et ses habitants apparaissent dans une fraîcheur sonore et mélancolique, d’autres poignantes, suscitant l’indignation et la révolte, comme cette nouvelle où, malgré les injonctions de sa femme, un vieux Khanty refuse obstinément de mettre à sa cabane-dépôt d’outils un verrou. Dans un crescendo irrésistible, elle visitée, pillée vidée, brûlée… Mais ces pages ne sont pas rancunières : elles sont accablées et accablantes, mais demeurent imbues de sagesse, une sagesse faite de distance, de réflexion, de fatalisme aussi… De réalisme : que faire, quand on est seul contre les puissants ? Le dernier roman d’Ajpine, Auprès d’un foyer qui s’éteint, est sous presse – l’éditeur n’a pas encore trouvé l’argent pour mener à bien l’édition. Ironie du sort, il est en revanche déjà paru en Hongie, dans la traduction hongroise de Katalin Nagy. Disons seulement, avant de l’avoir lu, que le titre est révélateur. Et que la dernière partie de ce roman s’appelle Douleur …

La portée de l’oeuvre littéraire de ces deux écrivains est difficile à comparer Eremej Ajpin a un nom international : il a été pulibé non seulement dans sa région mais, très vite, à Moscou, et ses oeuvres ont été diffusées partout en Russie. Sans doute même plus que dans sa région.. J’ai séjourné dernièrement à Nižnevartovsk, dans son appartement. A proximité, près du marché, il y a une libraire – où on ne peu trouver pas même un ouvrage touchant à la région, sans parler des oeuvres de l’écrivain local… Eremej n’a pas seulement beaucoup voyagé, il a été traduit à l’étranger : on peut lire ses oeuvres en anglais, en allemand, en finnois et en hongrois. Juri Vella n’a pas dépassé le statut d’écrivain local, encore qu’il soit connu et apprécié, de réputation, par tous ceux qui ont un intérêt pour les peuples du Nord. Il l’est d’autant plus, que son mode de vie le tient à l’écart des grands rassemblements : « Je n’aime pas là où c’est bruyant » dit-il. Ajpin est avant tout un écrivain. Son identité est dans son écriture. Son apport essentiel aussi : pour indispensable qu’elle soit, la portée de son oeuvre politique risque de demeurer conjoncturelle. Son oeuvre d’écrivain, elle est amenée à rester. Certains – ceux qui l’ont apprécié comme camarade de travail – souhaitent qu’il retourne à la politique ; d’autres – ses amis personnels, sa famille – voudraient le voir et le sentir plus libre, plus épanouis ; d’autres encore aimeraient le voir retourner auprès des rennes qu’il a hérité de son père… Ce que lui souhaite, nul ne le sait, lui non plus sans doute. Juri Vella est irremplaçable par son existence même, avec toutes ses composantes – l’exemple, l’action, l’écriture. Tous lui souhaitent, avec un peu d’angoisse parfois, de rester en vie. Car les industriels du pétrole sont sans scrupules.

Deux rameaux différents et complémentaires issus d’une même souche. Les textes qui suivent ont pour objectif de faire connaître quelques facettes de leurs personnalités d’hommes de plume.