Les cinquante ans de Juri Vella

Les cinquante ans de Juri Vella*

Etudes finno-ougriennes, t.30, pp. 216-219

Eva Toulouze

 

Juri Vella est né dans le même village qu’Eremeï Aïpin, la même année. Il est Nenets, Nenets des forêts : il appartient à ce petit groupe de Nenets qui, distincts des éleveurs de rennes de la toundra, vivent plus au Sud dans la toundra boisée ou dans la taïga, et s’adonnent, comme leurs voisins khantys, à la chasse, à la pêche et à l’élevage semi-nomade des rennes.

Il est poète, et, en tout, semble prendre le contre-pied d’Eremeï Aïpin : il a relativement peu écrit, il n’est pas très connu (hors des milieux de spécialistes), il s’identifie avant tout comme éleveur de rennes, il vit dans la forêt et mène, à son petit niveau, des luttes exemplaires et quotidiennes pour la survie. Une fête avait été organisée à Varjogan pour son cinquantième anniversaire. Elle s’est tenue sans lui, car lui avait préféré rester dans son campement, en famille…

Pourquoi donc consacrer une note à une personnalité apparemment de second plan dans cette chronique ? Parce que tous ceux qui ont approché Juri Vella savent que, dans sa discrétion, il joue aujourd’hui dans sa région un rôle essentiel et que. par son exemple, il est porteur d’un grand espoir. Qui l’a rencontré n’a pu échapper au magnétisme de son autorité. Qui a lu sa poésie a été frappé par une simplicité éloquente, qui rapproche son univers de tous les autres. Une poésie qu’il est impossible de dissocier de l’ensemble de son être, de l’éleveur de rennes, du militant, du grand-père ; elle en est une facette, une facette capricieuse, car l’inspiration n’est pas au rendez-vous tous les matins comme au bureau, une facette essentielle, car elle lui donne l’occasion d’entrer en dialogue avec autnii au-delà des forêts et des frontières.

Juri Vella écrit en russe. Il s’en explique : s’il est vrai que les Nenets des forêts sont de manière générale trilingues (nenets, russe, khanty) et qu’ils ont préservé l’usage quotidien de leur langue maternelle, ils en ont perdu en revanche la richesse poétique et ne connaissent plus le langage des contes et des chants traditionnels. Mais parce que Juri Vella écrit en vers libres, son écriture échappe au conformisme russifiant de la poésie en forme fixe. Elle est proche de la vie intérieure, du monologue intime ; elle est immédiate et sa simplicité fait surgir la vibration poétique… Parce qu’il est lui-même un, dans la vie et en littérature, le je chez Juri Vella est central. Qui l’a rencontré met d’emblée derrière ce je la voix, douce, chantante et espiègle du poète. C’est un je qui se dévoile, un je qui aime : Vella a des poèmes d’amour, beaucoup de poèmes d’amour. Les attelages de rennes qui emportent la bien-aimée échappent à l’exotisme de la couleur locale, car ils sont inhérents à la vie, à sa vie. C’est cette unité qui frappe à la lecture de la centaine de poèmes que nous avons de lui : l’amour s’identifie à la vie, car au cœur de l’amour il y a l’enfant, le maillon de la chaîne qui se poursuit, et avec l’enfant le bébé-renne, qui a soif ou qui pleure auprès du cadavre de sa maman dévorée par les loups… Et ces pleurs, ce sont ceux des arbres déracinés, de la rivière emmazoutée, et c’est le silence du grand-père, qui repense aux rennes disparus et tués pour le plaisir alors que la famille regarde émerveillée la télévision qui a fait son entrée dans le campement… La poésie de Juri Vella est porteuse de ses douleurs et de ses espoirs, elle fait entendre les voix des hommes, des animaux, des arbres et des eaux.

Né au village, Juri Vella a choisi de vivre dans la forêt avec ses rennes. C’est un choix mûr, le choix d’un homme de quarante ans qui avait déjà beaucoup vu, qui avait fait toutes sortes de boulots, qui avait été dirigeant local du komsomol, organisateur d’activités culturelles, transporteur sur la rivière, facteur dans la taïga, qui avait aussi terminé des études littéraires à Moscou, et qui à l’époque, en 1990, était chasseur dans une ferme d’État… Cette maturité l’a conduit au point de départ : tout quitter, acheter dix rennes avec ses économies avant que l’inflation ne les anéantisse, et s’en aller dans la forêt. Il a construit son univers rondin par rondin — dans son campement, il y a aujourd’hui l’électricité (donc la télévision, un four électrique, une chaîne…) et même une petite école. Juri Vella a fait la démonstration qu’on peut vivre une vie traditionnelle au vingtième siècle. Etre en harmonie avec soi-même sans pour autant renier le progrès. C’est possible, à condition que les entreprises pétrolières laissent à ses rennes suffisamment d’espace pour vivre. Et cela n’est pas gagné d’avance. Juri Vella est prêt à se battre par tous les moyens, de la manifestation à la cour de justice, mais peut aussi perdre la partie et il le sait. Et il est prêt à repartir à zéro.

C’est par l’ensemble de sa personnalité que Juri Vella a acquis son autorité : non seulement il est chef d’une grande famille, mais c’est un dirigeant écouté de l’ensemble des autochtones de l’arrondissement de Khanty-Mansiisk. Il n’a pas perdu le contact avec l’univers traditionnel qui leur est cher et vital — car il leur permet de vivre en harmonie avec eux-mêmes — , et il est néanmoins écouté en haut lieu. Rare performance, dans un univers où il est si facile de basculer, de “passer” de l’autre côté, de briser le lien fragile qui rattache l’individu à son environnement… De même que la poésie de Juri Vella, qu’elle parle du pétrole dans le Vatjogan ou de sa bien-aimée se baignant dans la rivière, nous parle, où que nous soyons et que nous vivions, de même l’homme est capable de parier aux rennes comme aux pétroliers et de se faire peut-être même parfois écouter de ces derniers.

Les amis de Juri Vella sont inquiets pour lui, ils craignent pour sa vie – car il essaie de survivre et de lutter dans un monde sans scrupules, lui reste serein : “Je suis Nenets – je suis malin”, dit-il avec un sourire espiègle. Puisse-t-il encore longtemps, de sa force tranquille, donner courage aux siens et à tous les autochtones du Nord !