Parler de soi pour changer le monde
Eva Toulouze, Liivo Niglas
Sign Systems Studies 34.1, 2006, 509-526
Juri Vella est un poète, un éleveur de rennes, un militant nenets. Le petit peuple dont il est issu est celui des Nenets des Forêts, habitants de la taïga de Sibérie Occidentale, qui sont restés longtemps isolés autour des hauts cours des affluents de la rive droite de l’Ob, dans une aire de toundra boisée où alternent forêts, lacs et tourbières et qui est située entre deux unités administratives, l’arrondissement des Khantys et des Mansis et l’arrondissement Yamalo-Nenets.
Cette étude repose sur les travaux de terrain faits par Eva Toulouze en Sibérie occidentale en 1999 et en 2000, lesquels ont été suivis de contact permanent et de rencontres occasionnelles avec Juri Vella, qui fera l’objet de cet article; Liivo Niglas a eu l’occasion de faire un film à son sujet (Niglas 2003). Nous utilisons de plus ses écrits, métatextes d’œuvres littéraires ou interviews et les enregistrements qu’il a ou que d’autres ont faits de ses paroles. Nous allons nous arrêter prioritairement sur son discours, mais celui-ci est de manière générale accompagné d’actes, qui en sont indissociables, et qui souvent sont même premiers par rapport au discours lui-même. Comme la parole n’est jamais innocente, nous disposons de sources d’autant plus riches qu’elles sont diverses. Les expériences des deux auteurs de cet article leur ont fourni des occasions fort nombreuses d’être témoins de l’usage par Juri Vella de la parole. Eva Toulouze a passé entre 1999 et 2000 cinq mois chez lui, principalement dans son campement dans la taïga. Elle y a partagé la vie quotidienne du couple, non point en tant que chercheuse intéressée par les Nenets des forêts, mais en tant qu’amie qui venait traduire en français les poèmes du père de famille. Elle était donc en situation privilégiée pour suivre l’expression de Juri Vella dans sa continuité et sans la forcer, puisque sa pratique quotidienne était d’observer et d’écouter plutôt que de poser des questions. Liivo Niglas a connu Juri Vella à Tartu, en Estonie, lors du voyage de celui-ci à l’automne 2000. Il a montré à Juri Vella son film « Une brigade » (Niglas 2000), tourné avec la 7e brigade d’éleveurs de rennes nenets du sovkhose de Jar-Sale, après quoi Juri lui a demandé s’il ne voulait pas faire un film sur les Nenets des forêts. C’est ainsi qu’est né « Le monde de Juri Vella », qui a été une nouvelle occasion pour Juri de s’exprimer.
1. Qui est Juri Vella?
Juri Vella est un poète, un éleveur de rennes, un militant nenets. Le petit peuple dont il est issu est celui des Nenets des Forêts, habitants de la taïga de Sibérie Occidentale, qui sont restés longtemps isolés autour des hauts cours des affluents de la rive droite de l’Ob, dans une aire de toundra boisée où alternent forêts, lacs et tourbières et qui est située entre deux unités administratives, l’arrondissement des Khantys et des Mansis et l’arrondissement Yamalo-Nenets. Personne ne peut dire au juste combien ils sont, car ils ne figurent explicitement dans aucun recensement: si le chiffre donné pour les « Nenets » dans les statistiques concernant le premier de ces arrondissements nous donne une indication fiable, puisqu’il n’y a pas dans cet arrondissement d’autre Nenets, le nombre de Nenets des Forêts vivant plus au Nord, dans l’arrondissement Yamalo-Nenets, nous est inconnu, puisque les recensements ne les distinguent guère de leurs parents Nenets de la toundra, qui y sont largement représentés. Pourtant, les différences entre les deux peuples sont identifiables à l’œil nu: les langues sont suffisamment différentes pour que toute intercompréhension soit exclue, les modes de vie, commandés par l’écosystème dominant, ne peuvent se confondre. Il faut donc se contenter d’évaluations: le nombre total des Nenets des Forêts avoisine vraisemblablement les 2000 personnes.
Dans la région qu’habite Juri Vella, le bassin de l’Agan avec ses affluents, les Nenets des Forêts coexistent depuis au moins près d’un siècle avec les Khantys Orientaux, dits de Surgut. Originairement, ceux-ci habitaient des aires plus méridionales, autour du bas et du moyen cours de l’Agan. Avec l’enracinement du pouvoir soviétique, dans les années trente, puis avec la politique de sédentarisation qui a abouti dans les années cinquante, aussi bien les Khantys que les Nenets ont été rassemblés dans le village de Varjogan et ont dû pour la plupart abandonner complètement leurs campements dans la forêt. Ceci a resserré les liens entre les deux communautés, liens qui existaient déjà dans la première moitié du XXe siècle, puisque Verbov, qui a été le premier à avoir rendu compte dans une étude ethnographique de cette population, mentionne dès 1937 des règles d’exogamie entre les clans nenets et les clans khantys. C’est ainsi que la tradition des mariages mixtes unissant des Khantys de la région de Varjogan à des Nenets de la région de Halesovaja s’est longtemps poursuivie dans le XXe siècle.
Juri Ajvaseda est issu du clan des Vella (cf. infra) et est né dans une famille d’éleveurs de rennes à proximité du village de Varjogan. Son père est mort quand il était très jeune et il est allé vivre au village chez sa grand-mère pour pouvoir aller à l’école. Sa grand-mère Nengi était une personnalité marquante, qui a beaucoup transmis de son savoir à son petit-fils. Juri a quitté le village pour aller faire son lycée à la grande ville de la région, Surgut, mais il n’y a pas trouvé sa place et a arrêté ses études secondaires pour retourner dans sa région. Le début de sa vie d’adulte ne diffère guère de celui d’un habitant ordinaire de ces régions. Il a épousé à dix-neuf ans une femme khanty de son âge dont il a eu quatre filles. Après son service militaire, il a fait plusieurs métiers, collecteur de poisson, facteur, responsable culturel ; il a même été maire du village dont sa femme était originaire, Agan. Plus tard il s’est installé dans son village à lui, à Varjogan, plus au Nord, où il a travaillé comme chasseur dans l’unité économique soviétique d’Etat. En même temps, dans les années 1980, il a fini ses études secondaires pour s’inscrire à Moscou, à l’institut de littérature, où il a suivi les cours de poésie par correspondance. C’est ainsi qu’il a publié en 1990 son premier recueil (Vella 1991a), qui a été suivi de plusieurs autres (Vella 1991b, 1996, 2000, 2001, 2004).
En même temps il s’est fait remarquer dès les années 1980 par une approche originale et combative des problèmes rencontrés par les populations autochtones de la région, soumises à la pression des compagnies pétrolières, qui ont étendu leur champ d’exploitation jusque dans les régions les plus reculées de cette aire. Il a utilisé tous les moyens possibles pour faire valoir les droits des autochtones à vivre sur leurs terres et à protéger la nature, le premier garant de leur existence physique et mentale. Conscient des dangers que court cette même existence, il n’a jamais hésité à porter ses protestations au plus haut niveau, par exemple à écrire au président Putin.
En même temps, il veille à préserver les valeurs qui lui sont chères et à vivre en conformité avec elles. Dans les années 1980, il a été à l’origine de la création d’un musée à Varjogan, lieu qu’il voulait interactif, tourné essentiellement vers la population locale, puisqu’il a fait transporter au village les constructions abandonnées par ses habitants dans la forêt avec le processus de sédentarisation. C’était le début d’une forme de réappropriation par la population de son identité, grâce à ces édifices qui étaient les leurs et qui les rejoignaient au village. Pendant un temps, ce « musée » a vécu, puisque les habitants du village allaient souvent dans leurs maisons, y faire du feu et y boire le thé avec les amis. Mais ce n’était là qu’un pis aller… Juri Vella est allé plus loin. Au début des années 1990 il a acheté une dizaine de rennes, à partir desquelles il a formé un troupeau aujourd’hui d’une bonne taille pour la région, avec lequel il vit dans la taïga avec sa famille.
Cette rapide présentation de l’expérience de Juri Vella servira de cadre à nos propos ultérieurs. En tant que personnalité sociale, en effet, Juri Vella est très souvent amené à prendre la parole en public, à représenter les autochtones de la région, voire à parler en leur nom. En même temps, intellectuel au sens plein du terme, il a sa vision de l’avenir, vision qui l’amène à tenter de préserver les possibilités de choix pour ses successeurs. C’est l’idée qui régit toute son action. Elle s’exprime dans tous ses actes et dans tout son discours.
2. Juri Vella et la parole
Juri Vella est issu d’une culture du silence. Il se plaît souvent à évoquer comment deux Nenets se rencontrant dans la forêt se parlent comme s’ils poursuivaient une conversation depuis longtemps commencée. Le silence est espace de communication, un espace confortable et chaleureux, qui a cependant ces dernières décennies beaucoup souffert du contact avec l’Autre, avec le Russe porteur d’une culture de la parole. Cette deuxième culture, Juri la maîtrise: il a appris à la connaître et à la pratiquer dans les multiples contacts qu’il a eus avec le monde russe depuis son enfance, et il le fait avec un talent nourri de sa pratique universitaire et politique. C’est un orateur remarquable, toujours capable de surprendre son auditoire et de captiver son attention.
Mais dans la vie privée il privilégie le silence. Sa parole est rigoureusement ciblée. Elle est forcément toujours porteuse de message. Qu’elle se déploie dans sa maison avec des visiteurs occasionnels, avec les ethnographes de passage, avec les responsables de l’industrie pétrolière, ou bien dans des colloques internationaux, des assemblées de représentants des peuples premiers etc., elle répond toujours à un objectif précis, elle sert immanquablement une intention. Jamais Juri Vella n’utilise cet outil de manière banale. Son expression personnelle à lui serait plutôt le silence.
3. Parler de soi: un moi double
Bien sûr, dans ses autobiographies, Juri Vella parle de lui et met en évidence les éléments qui dans son expérience peuvent lui permettre de donner l’exemple. Un exemple en est la phrase suivante:
Je continue même à l’heure actuelle à faire deux choses en même temps: je fais paître mes rennes, et j’enregistre des traditions orales – le miroir du niveau culturel de mon peuple aujourd’hui, avec que tout un chacun puisse regarder dans ce miroir. (Autobiographie, Vella 2004: 126)
La première partie de la phrase met en évidence la dualité inhérente à l’expérience autochtone au XXe siècle, dans cette période au cours de laquelle les fondements même de l’identité autochtone ont été mis en cause par l’invasion de l’Autre et par la domination que celui-ci a imposée. Jamais en effet la domination n’a été aussi marquée que dans la deuxième partie du XXe siècle. Si pendant l’époque tsariste, voire au début de l’ère soviétique, l’Autre exerçait une autorité sur le cadre extérieur de la vie des populations Nenets et Khanty, fixant les règles dans les rapports entre elles et ses propres structures, la pénétration soviétique a eu une double incidence: tout d’abord l’éloignement géographique a cessé d’être un facteur de protection, puisque l’exploitation des ressources naturelles n’a pas épargné les recoins les plus reculés de ce gigantesque réservoir de pétrole qu’est la Sibérie Occidentale. Donc le flux migratoire a pénétré absolument partout, il n’est plus un seul endroit qui puisse servir de refuge aux populations autochtones. Deuxièmement, de par sa vocation totalitaire, le régime soviétique ne se contentait pas de demander une allégeance formelle à ses règles: il voulait coloniser les cœurs et les esprits. Il aspirait ni plus ni moins à transformer le rapport des citoyens soviétiques au monde. Il a donc entrepris de toucher et de façonner tout le monde, y compris les populations autochtones de la toundra et de la taïga. Celles-ci, aujourd’hui, héritent d’un double patrimoine: celui transmis par leur culture héréditaire, qui est parvenu jusqu’à elles de manière plus ou moins développée, et celui inculqué par l’école soviétique, par l’armée, par la vie dans le cadre du kolkhoze, qui a perduré suffisamment pour avoir laissé une empreinte indélébile. Aucun de ces deux univers n’est aujourd’hui, comme ils l’étaient jadis, imperméable à l’autre: avec leur nature contradictoire, ils coexistent dans les consciences qui se trouvent ainsi tiraillées et cherchent des solutions pour les concilier.
Cette dualité est portée à son comble chez Juri. En effet, non seulement il est porteur de la tradition nenets qui lui est chère, mais il a mené plus loin que personne parmi les Autochtones de la région la connaissance de la culture russe, ayant fait des études universitaires qui l’ont initié aux valeurs les plus universelles de cette tradition intellectuelle et artistique. C’est finalement cette dualité qu’il matérialise dans la formule par laquelle il résume son activité. La première partie de sa phrase est « je fais paître mes rennes»: voilà le symbole s’il en est de la culture traditionnelle. A la fin du XXe siècle et au début du XXIe, l’élevage de rennes est devenu le signe distinctif de l’autochtone représentatif des peuples du Nord. Et cela même chez des peuples pour qui l’élevage des rennes n’a pas eu historiquement la même importance que chez les Nenets de la toundra, comme chez les Khantys ou les Nenets des forêts. Pour ces deux peuples, en effet, l’élevage des rennes n’était, au XXe siècle, qu’une activité de subsistance parmi d’autres, comme la chasse, la pêche ou la cueillette, et certainement pas la plus importante. Pendant la plus grande partie du siècle, les rennes avaient comme fonction essentielle de servir de moyen de transport, la fonction alimentaire n’étant que seconde. Il est vrai que la modernité n’a fait que réduire le rôle effectif du renne dans la subsistance – en Sibérie Occidentale, et plus précisément dans la région de Juri Vella, l’attelage de rennes a cessé d’être le moyen de transport ordinaire, tant le scooter des neiges et la voiture tous terrains sont présents dans l’économie des foyers, et la part de la viande de renne dans l’alimentation, qui intègre de plus en plus d’éléments d’importation, a certainement diminué. Ce qui a en revanche augmenté, c’est la valeur symbolique du renne comme marqueur identitaire. J’ai été frappée de noter que dans les récits que la mère de Juri fait de sa migration entre le bassin du Pur et le bassin de l’Agan, quand elle était enfant, le quotidien qu’elle évoque semble bien plus proche de celui des Nenets de la toundra – dont toute l’existence tourne autour des rennes – que de la culture dont elle est elle-même issue.
Juri, d’après ses paroles, fait deux choses: non seulement il fait paître ses rennes, mais aussi il enregistre des traditions orales. Artifice de style, car il a bien d’autres activités – il écrit des poèmes, des livres, il milite pour la cause des autochtones. Mais toutes ces autres activités relèvent de sa deuxième identité, façonnée par la modernité et par le monde russe. Certaines sont ambivalentes: le militantisme, ainsi que la collecte de folklore, qu’il fait ressortir dans son autobiographie et qui mettent directement les deux univers en relation. Juri Vella est un intellectuel conscient: s’il fait le choix de cette activité parmi d’autres, c’est qu’à elles deux, elles résument ce qu’il veut faire savoir, faire comprendre de lui-même, l’image qu’il veut façonner à usage externe. La collecte des traditions orales relève de l’entre-deux, c’est une activité de conciliation, d’adaptation entre les deux univers qui le déchirent. Elle a pour centre de gravité la culture autochtone, mais l’aborde avec un regard qui lui est toutefois extérieur.
Enfin, la métaphore du miroir fait référence à la réconciliation de l’Autochtone avec lui-même. Ces populations, coincées au milieu du gué, ne savent plus qui elles sont. La société dominante joue le rôle d’un miroir déformant: elle leur renvoie une image trouble et grotesque d’elles-mêmes, les amenant à se voir comme des barbares en puissance. C’est ainsi que l’un des Nenets les plus instruits de Varjogan, Vladimir Talevič Ajvaseda, m’a expliqué un jour le plus sérieusement du monde que le Nenets étaient des représentants de la « société primitive », reprenant à son compte le discours « scientifique » soviétique sur les peuples premiers. Le miroir que Juri Vella entend leur proposer est un miroir valorisant, un miroir reflétant les valeurs originales des Nenets des Forêts, leurs valeurs intrinsèques. Un miroir qui fixe de manière précise les cadres de leur identité.
4. Parler de soi: un moi élargi
Quand Juri parle de lui, il ne parle jamais que de lui. Lui, c’est toujours un être en osmose avec les autres, avec les « siens ». Un être qui sert de prétexte.
Juri se définit tout d’abord, comme tout autochtone de Sibérie occidentale, par le clan. Les noms de clan sont d’ailleurs en Russie devenus des noms de famille, ce qui permet, sauf accident, d’identifier aussitôt une personne par son clan. Sauf accident: en effet, l’histoire de la famille de Juri comporte un épisode en fait non élucidé, qui fait que son nom de famille officiel n’est pas celui de son clan:
Sur mon passeport, mon nom de famille est Ajvaseda, mais tous m’appellent Juri Vella. Et ce n’est pas seulement un pseudonyme littéraire, c’est là le véritable nom de famille de notre clan.
Les interprétations diffèrent sur l’origine de ce décalage: d’après certaines versions les Vella aussi bien que les Tjott étaient très pauvres, ils étaient arrivés à la fin des années 1920 dans la région de l’Agan, qui était peu habitée et riche en poissons et en gibier, et ils séjournaient chez les Ajvaseda, clan local. Pour que ceux-ci ne soient pas accusés d’être des exploiteurs, ils ont présenté au recensement local les nouveaux venus comme étant de leur famille. D’après une autre version, les Vella et les Tjott étaient arrivés dans la région en provenance de la région de Num-to, après le soulèvement de 1933-34. Ils fuyaient les persécutions qui avaient touché l’ensemble des autochtones de cette région et pour ne pas se faire identifier, ils s’étaient présentés sous l’identité des Ajvaseda. C’est ainsi que tous ont été recensés sous le nom d’Ajvaseda. Et quand son père a épousé sa mère, tous ceux qui ignoraient cette histoire ont été scandalisés. Or sa mère appartenait au clan Tjott et son père était un Vella.
Donc, d’emblée, parler de soi revient à parler de l’histoire de la région, de ses péripéties souvent douloureuses, au cours de l’époque soviétique. Parler de soi, pour Juri Vella, c’est aussi parler des personnes de son clan:
Je n’ai que cinquante ans, mais depuis des années je suis le chef de mon clan. Ce n’est pas naturel. Pourquoi ? Parce que tous les hommes de mon clan ont été détruits par l’alcool. Il ne reste plus que moi, un cousin qui est en prison pour avoir blessé un homme alors qu’il était en état d’ivresse, et un enfant de trois ans. (Travaux de terrain mars 1999)
Cette histoire non plus n’est pas innocente: elle sert d’exemple édifiant à ses invités. Elle a été racontée un jour dans son campement, alors qu’il venait d’accueillir deux voiturées de visiteurs russes qui lui apportaient en cadeau de la vodka. Il a convoqué tout le monde dans sa maison et a « joué » les chefs de tribu. Il leur a parlé des règles de la vie dans la forêt et a voulu leur faire comprendre qu’avec ce type de cadeau, ils alimentaient l’alcoolisme qui détruit de l’intérieur les communautés autochtones. Juri lui-même ne boit pas…
5. Au-delà du clan
Le sens d’appartenance du moi dépasse largement les limites du clan. Le « moi » englobe certes la famille, comme il le dit en russe « moi rodstvenniki ». Mais les limites du clan ou de la famille sont larges et inclusives: on le voit bien dans un passage du « Monde de Juri Vella », où il parle du sort de gens de « sa famille ». Or parmi les « gens de sa famille », il cite nominativement son père et Aleksandr Aipin. Cette citation est intéressante pour tous ceux qui connaissent la Sibérie occidentale et la répartition des clans par peuple et par région. Les Aipin, en effet, sont des Khantys. Ils ne sont guère apparentés par le sang aux Nenets et Juri Vella n’a pas de sang khanty, même si sa mère est remariée à un Khanty, un Kazamkin.
Cela montre clairement comment pour Juri Vella, la frontière du moi est flexible: face au monde extérieur, son tout premier « moi » est caractérisé par l’identité de l’autochtone par rapport au nouveau venu, au Russe ou à l’Européen de manière générale. Dans cette région d’interpénétration Nenets-Khanty, les « miens » ne sont plus seulement les Nenets, mais aussi les Khantys. Il est fort possible que ce soit là la conséquence d’une perte partielle d’identité, due à la pression exercée sur les autochtones par une colonisation russe de plus en plus envahissante ; les Nenets sont d’ailleurs, dans la région de l’Agan, en minorité par rapport aux Khantys et ils se fondent effectivement dans la masse des autochtones. Mais sans doute, avant tout, le fait est qu’aujourd’hui, l’opposition principale n’est plus (comme elle l’a été pendant longtemps, comme nous le révèle le folklore) entre ethnies autochtones, mais bien entre les nouveaux venus et les populations locales, Nenets et Khantys réunis. D’ailleurs cette évocation de Kyli Vella et d’Aleksandr Aipin intervenait comme illustration dans une histoire édifiante elle aussi: Juri Vella expliquait qu’il fallait savoir s’arrêter à temps. Il expliquait comment chaque individu a une mesure qu’il doit respecter. Lui-même étant chasseur, il avait abattu près de 200 zibelines quand il a senti que sa mesure était pleine. Qu’il devait s’arrêter. Il a écouté cette « voix » et est devenu éleveur de rennes. Or Kyli Vella et Aleksandr Aipin n’ont pas écouté cette voix et ne se sont pas arrêtés. Ils sont morts jeunes tous les deux… Analogie avec les extracteurs de pétrole: s’ils ne s’arrêtent pas à temps, ce sont eux qui risquent gros.
C’est ainsi que Juri Vella profite de cette expérience: expérience individuelle vécue autour de lui, qu’il élargit d’abord à lui-même et qu’il assume pour faire passer des messages de manière imagée et expressive.
6. Un moi spatial
Souvent, la narration de soi est une histoire qui s’articule sur l’axe du temps. Chez Juri Vella aussi d’ailleurs, quand on lui demande de raconter sa vie. Mais une autre dimension semble être tout aussi importante: l’espace. D’une certaine manière, pour lui, le temps se traduit de manière plus intelligible et plus proche, en espace.
Son activité préférée, quand il a des invités, c’est de les promener dans l’espace qui est le sien et de le leur déchiffrer comme une partition. Le rapport du moi et de l’espace est polysémique. L’espace est en même temps présence, absence et mémoire.
L’espace présence: c’est la mise en rapport de la vie des siens et de son moi. Le jour où Juri Vella a décidé d’arrêter de chasser et de réaliser son rêve, de consacrer sa vie à un troupeau de rennes, il est allé s’installer sur les terres où ses grands-parents avaient séjourné: ce sont des espaces qui sont plus identité que propriété. La propriété de la terre est une notion inconnue des peuples du Nord. La terre s’appartient à elle-même, ce sont plutôt les hommes qui lui appartiennent. C’est cette conception, qui n’est pas à proprement parler proclamée, qui sous-tend la démarche de Juri Vella retournant avec ses rennes sur les terres qui avaient nourri les rennes de ses ancêtres. Cela apparaît on ne peut plus explicitement dans le film de Liivo Niglas, où Juri Vella conduit le cinéaste à un endroit où il lui montre l’espace habité par ses grands-parents: la caméra ne distingue rien de spécial, mais tout s’anime comme sur le visage de Juri Vella en gros plan. C’est là aussi que le chamane avait prédit la naissance de Juri: il avait annoncé, bien avant que l’enfant n’ait été conçu, que le couple n’aurait qu’un fils et que le père mourrait jeune. De la fusion avec l’espace découle aussi la justification de sa propre existence, la prédiction du chamane. Par là même, le diplômé de l’Institut Gorki de Moscou balise sa filiation, son lien organique avec la culture traditionnelle niée par les conceptions dominantes. En même temps, dans la brève histoire de sa grand-mère, depuis son mariage jusqu’à la sédentarisation, il résume de manière particulièrement frappante toute la tragédie qui a touché les autochtones de Sibérie occidentale: il sait à quel point les faits nus, dépourvus de tout mélodrame, ignorant les trémolos dans la voix, sont de nature à marquer son interlocuteur de manière particulière. Juri Vella affectionne le laconisme: loin d’assumer une tonalité de type « J’accuse », il laisse ses interlocuteurs tirer leurs conclusions.
Mais aujourd’hui, l’espace est aussi synonyme d’absence, de perte. Dans l’espace qu’il nous indique dans le film, on ne distingue rien de spécial. Mais les flammèches de gaz des industries pétrolières sont omniprésentes. Ces terres dont les autochtones nomades assuraient traditionnellement la couverture sont aujourd’hui autrement couvertes: en parcourant en hélicoptère les espaces de Sibérie occidentale, l’œil distingue toujours, sans répit, une tour de forage quelque part à l’horizon. Ce sont deux conceptions de la terre qui s’affrontent: celle pour laquelle la terre ne se partage pas et celle pour laquelle la terre, si elle n’a pas de propriétaire explicite, est exploitable à merci. Aux yeux des autochtones, il s’est produit un véritable viol. Les nouveaux venus ont envahi forêt, lacs, marais, les ont coupés, perforés, creusés, ils ont construit et par là même démoli. A huit kilomètres du village de Varjogan, où les autochtones de la région ont été relogés, il y a un bourg construit dans les années 1960, Novoagansk. C’est là qu’il y a l’hôpital, la poste, etc. Une partie de l’univers de Juri Vella. Au moment du tournage, il y avait une fête pour l’anniversaire de la compagnie pétrolière de la région. L’occasion pour Juri Vella d’évoquer son enfance, ses souvenirs personnels: sur l’emplacement de Novoagansk, il y avait les terres du clan Aipin. Cette phrase suffit. Et surtout l’expression résignée de son visage. Autour de lui, des bouteilles vides éparpillées, et la musique de la fête, retentissant à tue-tête. C’est une terrible violence qui transparaît dans cette juxtaposition. Par là Juri Vella entend toucher ceux qui sont disposés à entendre son message: il contredit le discours stéréotypé des porteurs de la culture occidentale, qui, en toute bonne foi, raconte la saga des constructeurs, qui ont fiat surgir la civilisation là où il n’y avait rien. En effet, pour les Occidentaux – c’est à dire, dans ce contexte, pour les Russes – là où il n’y a pas de construction, là où ils ne voient que de la nature, il n’y a rien. Pour les autochtones, tout l’espace est signifiant, animé – par les esprits à tout endroit, par leurs dieux dans les lieux sacrés, par eux-mêmes aux endroits où ils montaient leur campement, par le souvenir des ancêtres qui chassaient l’élan à tel ou tel endroit, qui mettaient des pièges à loutres à tel autre emplacement etc.
Cela nous amène à l’espace mémoire: Juri Vella est avant tout obsédé par la transmission de la mémoire d’aujourd’hui projetée sur demain. L’une de ses dernières œuvres, à laquelle il travaille depuis 2000, c’est un dictionnaire toponymique de sa région, le bassin de l’Agan avec ses affluents. Il a commencé à rédiger cet ouvrage en trois langues: en nenets, en khanty et en russe, les trois langues parlées dans la région. En effet, les lieux ont été appelés de manières souvent différentes par les locuteurs des trois langues. Ces noms évoquent des légendes, le passage de telle ou telle personne, les habitudes de tel ou tel clan. Juri Vella indique pour chaque endroit les noms nenets, khanty et russes, et il les commente chacun dans sa langue. Il est vrai qu’il ajoute en général en russe un résumé de ce qu’il a écrit dans ses autres langues, mais il tient à ce que le texte développé reste original, intégral dans la langue dans laquelle il a été à l’origine conçu. L’idée qui préside à cette entreprise, c’est de préserver la mémoire des liens des autochtones avec ces terres, afin qu’un jour, dans quelques générations éventuellement, ses descendants puissent avoir des pièces à conviction prouvant qu’ils ont des droits à l’utilisation de ces terres. Cette idée lui vient sans doute de ce qu’il a entendu au cours de son voyage aux USA sur les pratiques des militants amérindiens.
7. Un chaînon entre passé et avenir
Comme Juri Vella l’explique dans le film de Liivo Niglas, il a une vision sombre de l’avenir. Pour l’instant, le Nord est utile à la Russie, l’argent coule à flots. Mais un jour les ressources naturelles finiront par s’épuiser et cette région n’intéressera plus personne. Ceux qui sont venus peupler le Nord repartiront vers des zones plus prospères et plus faciles, et il ne restera plus que les autochtones qui n’ont aucun autre endroit où aller. Ce jour-là, les savoir-faire issus de la tradition redeviendront essentiels pour la survie. Il ne faut donc pas qu’ils se perdent.
Pour cela Juri Vella se voit comme un chaînon entre un passé proche – où les savoir-faire étaient encore répandus — et l’avenir, où ils risquent de redevenir d’actualité. Pour remplir sa fonction, il est présent sur deux tableaux. Donner à ses petits-enfants toutes les chances d’une part, et tenter de se faire comprendre des autres, des gens de l’extérieur d’autre part.
8. Préserver toutes les chances
C’est maintenant sur ses petits-enfants qu’il se projette. Juri doit constater qu’il a raté le coche avec ses propres enfants. Ses filles sont nées alors que le militant n’était pas encore suffisamment mûr. Peut-être Juri Vella croyait-il encore aux bienfaits de l’éducation soviétique. Il n’a pas essayé de leur donner une éducation traditionnelle. Toutes, elles n’ont comme langue maternelle que le russe, et elles sont fort peu sensibles à leur identité d’autochtones. D’ailleurs aucune d’entre elles n’échappe entièrement au fléau de l’Arctique, à l’alcoolisme qui fait des ravages. Juri Vella a pu voir les résultats de cette formation donnée par l’école qui laisse les autochtones désemparés au milieu du gué: elle parvient à façonner leur vision du monde et leurs aspirations de sorte que tous mettent en cause les notions traditionnelles, qu’ils perdent tout respect et toute sensibilité envers ce qui a fait la vie de leur peuple. Et que donne-t-elle à la place ? Rien. Ce n’est pas l’école qui leur ouvre les yeux sur les véritables richesses de la culture russe, sur les valeurs les plus humaines de l’idéologie dominante. Elle se limite à détruire, sans rien mettre à la place. Comme le dit souvent Juri Vella, les enfants, en sortant de l’école, sont incapables de vivre de manière autonome dans la forêt.
Alors Juri Vella a mis son autorité, son prestige, au service de ses petits-enfants: il a ouvert dans son campement une école primaire. Pour que les enfants s’habituent à la vie dans la nature, sans pour autant perdre les avantages de la formation scolaire ordinaire. Il s’est battu avec les autorités et a obtenu non seulement l’autorisation, mais également les fonds pour faire vivre cette petite école. Réalisant ainsi pour ses petits-enfants le rêve qui était le sien quand il allait à l’école, à l’internat de Varjogan: regarder par la fenêtre et voir des rennes. Il tient à ce qu’ils aient le choix: continuer des études, vivre une vie urbaine s’ils le désirent, ou bien rester dans la forêt, élever des rennes, poursuivre avec dignité une vie traditionnelle alliée aux avantages du XXIe siècle.
En même temps, il déclare souvent, en parlant de lui, que sa vie est un musée. Ainsi il réalise le deuxième volet de son aspiration: essayer de faire comprendre à l’Autre la valeur de son héritage et l’importance de le préserver. Et là, son discours sur sa vie rejoint le vécu quotidien. Sa vie dans la forêt, dans son campement avec son troupeau de rennes, est une construction qui vise à imiter le réel. Ce n’est pas réellement la vie suivant les traditions: il lui manque la spontanéité au quotidien. Juri n’effectue pas les gestes qu’il effectue parce que ce sont les siens et qu’il ne pourrait pas en avoir d’autres. La vie lui en a appris bien des différents. Il fait un choix conscient, celui de vivre suivant des règles qu’il a la possibilité de renier. Ce n’est pas en même temps une vie faussée, car ces gestes, il les connaît réellement depuis son enfance, ils sont enracinés en lui. Mais il les accomplit consciemment. Dans un but: celui de donner l’exemple. De montrer à tous qu’on peut vivre dans la taïga au XXIe siècle une vie digne et confortable, qui a des valeurs à enseigner à l’homme urbain du même siècle. Il n’est pas en mesure de construire une vraie vie: c’est particulièrement difficile quand on est entouré de gisements de pétrole. Surtout, il n’a personne qui partage sa vision: ses filles avec leurs familles séjournent de temps à autre dans son campement, mais rapidement sont davantage attirées par la vie au village, avec le chauffage central, la télévision et la vodka. Sa femme ne partage pas plus que lui sa vision. Mais elle le suit, en bonne épouse: elle, elle vit réellement sa vie dans le présent. De ce point de vue, elle ne lui donne pas seulement le soutien de principe que son rôle lui confère, mais aussi, elle représente l’élément de réalité: Juri est condamné à ne cesser de jouer son propre rôle ; son épouse vit.
C’est pour leur montrer cette vie qu’il invite dans son campement tous les gens qu’il a l’occasion de rencontrer: les Khantys et les Nenets du village et des alentours, des Russes de Sibérie, des Russes du reste du pays, sans parler des étrangers, Allemands, Français, Néerlandais, Estoniens, Américains, et d’autres encore. Il les invite à regarder ce qu’est la vie autochtone, à être séduits par son charme, il leur révèle toutes les astuces, les savoir faire qu’il faut maîtriser, l’extraordinaire rationalité du mode de vie traditionnel. Il tient à ce qu’en repartant, ses visiteurs aient acquis non seulement une compréhension approfondie de sa culture, mais aussi un respect réel à son égard. Il espère contribuer à changer les attitudes dominantes envers les peuples premiers de Sibérie. Afin de rendre possible leur survie.
Juri Vella vit donc en se racontant, exposé en permanence à son propre regard sub speciem aeternitatis. C’est du point de vue de l’avenir qu’il se regarde vivre et qu’il opère. Il impose une rude charge à ses proches, mais il a tout investi dans sa vision. Il ne compte pas de résultats dans le présent. Il n’espère sans doute pas en voir: il investit pour l’avenir, en espérant semer des graines qui germeront — peut-être — un jour.
Œuvres de Juri Vella
— Vella, Juri 1991a. Вести из стойбща. Свеpдловск.
— 1991b. Вести из стойбща – Книга вторая – Радужный.
— 1996. Белые кpики – Книга о вечном.
— 2000. Белые кpики – Книга о вечном. Cypгyт.
— 2001. Триптихи / Triptyques. (Traduit du russe par Eva Vingiano de Pina Martins.) Ханты-Мaнсийск.
— 2004. Поговори со мной. Нижневартовск.
Références
Niglas, Liivo 2000. Brigaad (The Brigade): 57 min. Réalisation et caméra: Liivo Niglas. Production: Liivo Niglas/F-Seitse.
— 2003. Juri Vella maailm (Yuri Vella’s World): 58 min. Réalisation et caméra: Liivo Niglas. Production: mp doc/F-Seitse.
Говорить о себе, чтобы изменить мир
Лесной ненец Юрий Велла является оленоводом, писателем и правозащитником. В своей частной жизни он наслаждается тишиной, как это принято в его культуре. Но как участник публичной жизни, который окончил Московский Литинститут, он знает силу слова и умеет это использовать в интересах своего дела. Он осознал, что коренные народы Западной Сибири растеряли большинство своих прошлых навыков и при этом не приобрели новых за годы советской власти, когда им приходилось участвовать в работе советских институций (например в школах и в армии). Последние пятьдесят лет, когда их территорию захватила нефтепромышленность, только ускорили этот процесс. По мнению Юрия Велла, однажды нефть кончится и коренным жителям, лишившимся благ западного общества, придется тогда выживать при помощи своего традиционного образа жизни. Велла делится своим видением коренных жителей, которые способны жить в обоих мирах и смогут отвоевать свое достоинство. Настоящая статья анализирует речь Веллы на данную тему и то, как Велла говорит о себе, распространяя свое «эго» как на свое племя так и на коренных жителей в целом, связывая это с окружающим пространством. Главным матерьялом для статьи послужила полевая работа Эвы Тулуз в таежном лагере Велла, где она проживала с его семьей 5 месяцев, и фильм Лийво Нигласа, снятый им в 2003 году.
Speaking about oneself in order to change the world.
Juri Vella is a Forest Nenets reindeer herder, writer and fighter for his people’s rights. In his private life, he enjoys silence, as it is a rule in his culture. But the public man, who is graduated from the Literature Institute in Moscow, is aware of the power of speech, and knows how to use it for his goals, to support his vision. He had to realise that the native peoples in Western Siberia have lost much of their skills and acquired none during the Soviet period, in which they were compelled to integrate in the society and to attend Soviet institutions as school or the army. This process has been intensified in the latest fifty years, with the invasion of their traditional territories by oil industry. But Juri Vella expects the oil reserves to finish one day, and then the aborigines will lack the goods bestowed upon them by “Western” society and will have to survive with the help of the traditional skills. He tries to promote his vision of the natives able to live in both worlds and able to recover their dignity. This article analyses his public speech in this behalf and the way Juri Vella speaks about himself, enlarging his “ego” both to his clan and the native peoples in general and connecting it very directly with the space around him. The main sources are Eva Toulouze’s fieldwork at Juri Vella’s taiga camp, living with the family five months, and the film Liivo Niglas has shot about him in 2003.
Rääkida endast, et muuta maailma
Juri Vella on metsaneenetsite soost põhjapõdrakasvataja, kirjanik ja inimõiguslane. Oma eraelus naudib ta vaikust, nii nagu ta kultuuris kombeks on. Kuid avaliku elu tegelasena, kes on lõpetanud Moskva Kirjandusinstituudi, on ta teadlik kõne mõjust ning oskab seda enda ja oma nägemuse huvides ära kasutada. Tal on tulnud mõista, et Lääne-Siberi põlisrahvad on kaotanud enamuse oma kunagistest oskustest, kuid pole Nõukogude perioodil, mil nad olid sunnitud ühiskonda sulanduma ning pidid osalema Nõukogude institutsioonide töös (näiteks koolides ja sõjaväes), midagi juurde õppinud. Viimased viiskümmend aastat, mil nende traditsioonilistele elualadele on tunginud naftatööstus, on seda protsessi vaid kiirendanud. Kuid Juri Vella arvates lõppevad ühel heal päeval naftavarud ning kuivõrd pärismaalased jäävad siis ilma hüvedest, mida „lääne“ ühiskond neile seni jaganud on, tuleb neil traditsiooniliste oskuste abil elus püsida. Vella jutlustab nägemust põliselanikest, kes on võimelised elama mõlemas maailmas ning suudavad oma väärikuse tagasi võita. Käesolev artikkel analüüsib Juri Vella kõnet sellel teemal ning seda, kuidas Vella räägib iseendast, laiendades oma „ego“ nii oma hõimule kui põlisrahvastele üldse ja seostab seda väga tihedalt end ümbritseva ruumiga. Põhilisteks materjaliallikateks käesolevale artiklile on Eva Toulouze’i välitööd Juri Vella taigalaagris, kus Eva Tolouze elas koos Vella perega viis kuud, ning 2003. aastal Liivo Niglase poolt Vellast vändatud film.